Haïti, 10 ans après le séisme

« la population mérite mieux »

La première y a perdu ses deux parents, ceux du second devaient se trouver au même endroit. Le 10e anniversaire du séisme en Haïti revêt une signification particulière pour l’ex-ministre Dominique Anglade et l’actuel ministre Lionel Carmant, qui ont contribué tous deux aux efforts de reconstruction. Et aujourd’hui, ils tentent tant bien que mal de rester optimistes malgré la crise qui paralyse le pays.

Un dossier de Martin Croteau et de Louise Leduc

Haïti, 10 ans après le séisme

Douloureux souvenirs et frêle espoir

Québec — L’après-midi du 12 janvier 2010, ni Dominique Anglade ni Lionel Carmant ne sont encore en politique. Elle est ingénieure et femme d’affaires. Il est neurologue à l’hôpital Sainte-Justine. Leurs familles ne se fréquentent pas, mais leurs parents se connaissent depuis longtemps. Ils font partie des nombreux opposants à la dictature des Duvalier qui ont quitté Haïti pour s’établir au Québec.

« Mes parents devaient être en Haïti au même événement que les parents de Mme Anglade, relate Lionel Carmant. C’était le 50anniversaire de mariage d’amis communs. Par bonheur, mes parents étaient en Floride. Ils n’ont pas pris le même vol que les Anglade, donc ils ne sont pas arrivés en même temps et ils n’étaient pas là ce jour-là. »

Dominique Anglade, elle, se trouve dans un restaurant lorsqu’elle apprend qu’un tremblement de terre a touché le pays. Elle sait que ses parents s’y trouvent, mais elle ne s’en fait pas outre mesure. Le pays est souvent touché par des séismes.

Sauf que de minute en minute, il devient évident qu’on n’a pas affaire à une simple secousse. Les informations sortent du pays au compte-gouttes et les nouvelles sont mauvaises.

Au bout de 24 heures, la nouvelle tombe. Georges Anglade et sa femme Mireille Neptune sont morts.

Ces heures d’angoisse, cette tristesse, Dominique Anglade les a relatées de manière bouleversante à l’Assemblée nationale le 5 décembre. Elle a alors rendu hommage à toutes les « voix qui se sont tues » en l’espace de quelques secondes.

Lionel Carmant vit lui aussi des moments difficiles dans les heures qui suivent le séisme, mais avec un dénouement beaucoup plus heureux pour ses parents. Sa famille perd néanmoins plusieurs amis.

Impliqués dans la reconstruction

Mme Anglade et M. Carmant sont profondément marqués par l’événement. Dans les mois qui suivent, les deux s’impliquent dans les efforts de reconstruction. « Mes parents, c’étaient des gens qui ne s’apitoyaient pas sur leur sort », résume Dominique Anglade en entrevue avec La Presse.

Quelques mois après le drame, elle lance la Fondation Kanpe avec Régine Chassagne, membre du groupe Arcade Fire. Cet organisme, dont elle devient la première présidente, soutient encore aujourd’hui des initiatives en santé, en éducation et en agriculture dans le Plateau Central.

Les responsabilités politiques de Mme Anglade – elle devient vice-première ministre sous Philippe Couillard et elle brigue maintenant la direction du Parti libéral – la forcent à prendre ses distances de l’organisme. Mais elle continue de suivre ses activités.

« Il y a des initiatives que l’on tente dans différentes régions, surtout à l’extérieur de Port-au-Prince, qui portent leurs fruits, qui aident les gens à se prendre en main, à développer une certaine agriculture. Donc il y a des projets qui fonctionnent. »

— Dominique Anglade, députée libérale de Saint-Henri–Sainte-Anne

Lionel Carmant, lui, avait déjà ouvert une clinique de neurologie à Port-au-Prince en 2008, deux ans avant le tremblement de terre. Par miracle, l’établissement n’est pas endommagé par le séisme. Il est converti en centre d’aide de fortune pour les sinistrés.

Grâce à l’aide internationale, le Dr Carmant reçoit l’équivalent de « sept poches de hockey de médicaments », relate-t-il. Il ouvre deux autres cliniques, une à Jacmel et l’autre à Mirebalais. Les trois établissements sont toujours en activité aujourd’hui.

instabilité décourageante

Élu en octobre 2018, nommé ministre délégué à la Santé, M. Carmant ne peut plus s’impliquer dans la gestion des cliniques. Il a bien tenté d’aller les visiter à deux reprises. Mais chaque fois, il a dû annuler. Les autorités consulaires l’ont dissuadé de faire le voyage en raison de la crise qui sévit au pays.

Après 10 ans d’efforts, le ministre admet être découragé par l’état de son pays natal.

« Il y a eu un peu de reconstruction. Mais politiquement, les choses sont tellement instables. La population, elle mérite mieux que ce qu’elle a en Haïti. »

— Lionel Carmant, ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux

À l’aube de 2020, Haïti reste aux prises avec une grave crise sociale. Le pays est paralysé par des manifestations. Les routes sont obstruées par des barricades. Des groupes armés sèment la violence. Un scandale de corruption ébranle l’autorité du président Jovenel Moïse. L’insécurité est devenue telle que 70 % des écoles ont été fermées pendant une bonne partie de l’automne.

Les cliniques du Dr Carmant ont elles aussi dû fermer pendant plusieurs semaines.

Entre pessimisme et optimisme

Dominique Anglade hésite entre ce que son père appelait « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Par les temps qui courent, elle admet avoir du mal à voir le verre à moitié plein.

« Si tu es intelligent, tu regardes ça et tu ne peux pas être autre chose que pessimiste, convient-elle. Mais il y a l’optimisme de la volonté, c’est de se dire que s’il y a beaucoup de personnes qui se mobilisent, on est capables de faire une différence. »

Le ministre Carmant, lui, est nettement plus pessimiste. Il voit mal comment la situation du pays peut s’améliorer tant que les problèmes de gouvernance ne seront pas réglés pour de bon. C’est pour cela que la population est à ce point en colère, observe-t-il.

« On ne donne pas de chance à la population de se relever au niveau de l’éducation, des services de santé, des services publics, affirme-t-il. C’est une minorité qui contrôle tout, malheureusement. Et ça n’a pas changé du tout. »

Girault mise sur la jeunesse

Fille de deux Haïtiens qui se sont établis au Québec, la ministre des Relations internationales, Nadine Girault, suit de près les développements dans son pays d’origine. À l’instar de Dominique Anglade et de Lionel Carmant, elle s’inquiète du « cercle vicieux » dans lequel il est embourbé. Mais elle garde « un petit espoir », celui que la diaspora et la jeunesse haïtienne parviennent à prendre les choses en main. « Je place beaucoup d’espoir dans la jeunesse, dans la jeune communauté haïtienne qui est dans le pays et qui est au Québec », confie-t-elle. Car même si elle connaît plusieurs victimes du séisme, même si elle assiste aux bouleversements politiques, elle voit mal comment le Québec peut en faire davantage. Selon elle, la solution doit venir de l’intérieur du pays. « Ce n’est pas notre rôle au Québec de nous immiscer ou de prendre des actions à l’intérieur du gouvernement même, dit-elle. Par contre, on peut aider à travers la coopération et la solidarité. » Le gouvernement québécois a versé plus de 13 millions en aide au pays après le séisme de 2010.

Haïti, 10 ans après le séisme

« On a lamentablement failli à la tâche »

Il était 16 h 53, le 12 janvier 2010, quand la terre a tremblé en Haïti, faisant plus de 250 000 morts. Après un élan d’empathie inégalé, tout a dérapé. Le pays, qui n’a jamais été reconstruit, est aujourd’hui en pleine crise, plus dépendant que jamais de sa diaspora qui refuse de perdre espoir.

Très tôt après le tremblement de terre, « Haïti, ce pays traumatisé et endeuillé, a été le terrain de jeu de ceux qui voulaient s’acheter une conscience. Médecins sans frontières n’a pas fait pire. Elle n’a pas fait mieux non plus ».

En entrevue avec La Presse, la Dre Joanne Liu, ex-présidente de Médecins sans frontières, ne cache rien de son indignation.

Après le tremblement de terre, Haïti, livré à des ONG « qui voulaient toutes leur petite photo à côté d’édifices sur lesquels elles mettaient leur nom », est devenu « le royaume des éléphants blancs ».

Des hôpitaux ont été construits. On a vite réalisé qu’il n’y avait pas le personnel suffisant pour les faire fonctionner. On en a quand même construit d’autres.

« De bons obstétriciens, par exemple, il y en avait peut-être 10 dans le pays. Les ONG se les arrachaient. »

— La Dre Joanne Liu, ex-présidente de Médecins sans frontières

Ils se livraient une compétition entre eux, mais aussi une compétition de l’intérieur, entre différentes sections nationales d’une même ONG, évoque la Dre Liu.

« Le secteur humanitaire est malade. On a lamentablement failli à la tâche. Et on n’a même pas fait de post-mortem. »

promesses trahies

Au départ, la communauté internationale a promis 10 milliards à Haïti. On estime qu’à peine 5 % de cette somme a réellement été versée.

Beaucoup de promesses de dons ont carrément été reniées et « une très grosse partie des autres dons ont pris la forme de contrats qui ont surtout bénéficié aux entrepreneurs étrangers et aux pays donateurs eux-mêmes », relève Gonzalo Lizarralde, professeur à l’École d’architecture de l’Université de Montréal, qui a collaboré à des projets de logements et d’urbanisme en Haïti.

Membre à l’époque de la Commission intérimaire pour la construction d’Haïti, Jean-Marie Bourjolly, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, a tout vu de ces promesses trahies. « Le Canada, la Banque mondiale, la France, etc. : tous ont voté pour que les pleins pouvoirs soient donnés à Bill Clinton et à Jean-Max Bellerive [alors premier ministre]. »

M. Bourjolly y était farouchement opposé.

« La Fondation Clinton menait le bal. Je ne peux pas tout mettre sur son dos, mais il aurait fallu prioriser les bons projets. Au lieu de cela, il n’y a pas eu de planification. Ça a été une occasion ratée. »

— Jean-Marie Bourjolly, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

À la fin de 2010, les débris jonchaient encore les rues partout, évoque-t-il.

L’exemple patent du fiasco, que tous évoquent en entrevue, c’est le projet Zorange, d’une valeur de 44 millions de dollars et qui prévoyait la construction de 3000 logements modernes.

Construits trop loin des services et du cœur de Port-au-Prince, offerts à des loyers trop chers pour les Haïtiens, ces maisons sont à peu près désertes.

La corruption a fait le reste. M. Bourjolly, qui publiera ce mois-ci un livre sur Haïti, rappelle que le pays disposait de fonds importants avant même le tremblement de terre. « Le gouvernement haïtien avait déjà plus de 2 milliards dans ses coffres, prêtés par le fonds d’aide du Venezuela », évoque-t-il.

Ce fonds a été régulièrement pillé. « En moins de 24 heures, Jean-Max Bellerive a par exemple accordé des contrats sans appel d’offres [par dizaines de millions de dollars américains] à un puissant sénateur dominicain qui était propriétaire de plusieurs firmes de construction. »

maisons de fortune

En Haïti, devenir propriétaire, c’est l’œuvre d’une vie. Le tremblement de terre a donc mis à la rue des gens de 50 ou 60 ans qui n’ont plus le temps d’accumuler assez d’économies pour se reconstruire une maison.

« Les gens sont sortis des tentes, mais faute de fonds, ils habitent le plus souvent dans des maisons de fortune, non terminées », dit l’économiste Paul Bénédique, en entrevue téléphonique depuis Haïti.

Les gens sont certes conscients que les bâtiments doivent être construits plus solidement pour résister aux tremblements de terre. « Dès qu’ils sont capables de se le payer, les gens construisent avec du béton armé », précise M. Bénédique.

Mais l’ennui, c’est que malgré une conscience aiguë des risques sismiques, les constructions restent vulnérables.

« La qualité des matériaux – qui vient souvent de la contrebande en provenance de la République dominicaine – est douteuse. La ferraille n’est pas de très bonne qualité. »

— Paul Bénédique, économiste

Le manque de formation nuit aussi à la qualité du béton, note Samuel Pierre, professeur à Polytechnique et très actif dans la reconstruction. « Il faut qu’il y ait contrôle de la qualité sur le béton. Des formations en ce sens sont maintenant offertes », relève-t-il.

escalade de la violence

Haïti est aujourd’hui au plus mal. La colère de la rue face à la corruption et à la rareté des produits de base comme le carburant est telle que le pays se retrouve au bord de la guerre civile. La croissance économique est de 0 %.

« Entre septembre et novembre, l’État n’a plus été en mesure de percevoir les taxes, raconte M. Bénédique. Les banques et les routes nationales ont été fermées. Plus rien ne fonctionnait. »

En 2019, quelque 60 policiers ont été tués. Les gens ont peur et il y a quantité d’armes, poursuit M. Bénédique.

Dans un texte d’opinion, le professeur Marc Maesschalck, spécialiste de la gouvernance démocratique, résume la chose ainsi. « Une culture de la violence s’est installée. Le pouvoir s’achète ou se prend par les armes et par la drogue, qui fournit l’argent de la corruption. »

« La population est d’abord l’otage d’une guerre de cartels pour le contrôle d’un territoire sans État. »

Ce peuple n’est pas ingouvernable, insiste-t-il, « ni réfractaire à la gouvernance. On a capturé sa liberté et son autonomie, comme au temps de l’esclavage ! »

Pourquoi rester, dans ces conditions ?

« Je l’ai toujours dit, répond pour sa part Paul Bénédique. Je serai le dernier à partir. »

Haïti, 10 ans après le séisme

Construire un pays nouveau

Après le tremblement de terre, Haïti ne pouvait pas à proprement parler être « reconstruit », « parce que ce pays n’existait pas ». « C’est un Haïti nouveau qu’il faut construire, brique par brique », fait observer Samuel Pierre.

Professeur à Polytechnique, M. Pierre est l’un de ces Haïtiens qui partagent leur cœur entre le Québec et leur pays d’origine.

« La plus grosse bataille, c’est celle contre l’impunité. La corruption, en Haïti, c’est une constante, mais elle est présente partout, y compris au Canada. La différence, c’est qu’Haïti n’est pas un État de droit. »

Mais ce qu’on oublie, poursuit M. Pierre, c’est que « pour qu’il y ait un corrompu, il faut qu’il y ait un corrupteur. Et souvent, il ne se trouve pas du côté haïtien ».

Très lucide, Samuel Pierre ne cherche pas d’excuses à son pays d’origine, où tout est à faire.

« [Il faut] commencer par éduquer les gens à la citoyenneté, à la responsabilité sociale, à l’intégrité. Le culte du bien commun manque cruellement en Haïti. »

— Samuel Pierre, professeur à Polytechnique Montréal

C’est la raison pour laquelle, peu après le tremblement de terre, à la tête de l’organisme Grahn-Monde, il a jeté les bases d’une « Cité du savoir », qui croît à bon train sur 31 hectares de terre dans la région de Milot, dans le nord du pays.

L’idée, « c’est de former des leaders dans différents domaines », explique M. Pierre, précisant qu’il faut surtout donner des outils aux gens « pour qu’ils puissent s’en sortir ».

Il y a six ans, une télé-université a été lancée. Deux cents professeurs, dont 40 % viennent du Québec, y enseignent. « Des professeurs d’ici viennent y faire de courts séjours, mais ils enseignent la plupart du temps à partir de leur bureau. »

Le CPE Paul-Gérin-Lajoie, sur le modèle des CPE québécois, accueille 70 enfants. Dans quelques semaines, une école primaire recevra 75 élèves. Une école secondaire suivra.

1,2 million en dons

Pour faire vivre tout cela, encore faut-il qu’il y ait des emplois autour du projet. Une ferme d’élevage a été créée. Des fonds ont aussi été accordés au lancement de petites entreprises, dirigées notamment par des femmes.

Tout cela mis ensemble a amené la création de 150 emplois (dans la région de Milot, pour la plupart), dit M. Pierre.

Jusqu’ici, son organisme a récolté 1,2 million auprès de citoyens d’un peu partout, notamment du Québec.

« En Haïti, on ne peut toujours pas compter sur l’État et il ne faut pas abandonner les gens à leur sort », insiste-t-il.

Et oui, dit-il, il y a de l’espoir. Parce que malgré tout, en Haïti, « les gens croient en la vie ».

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