Industrie du cannabis

Le Québec à la traîne

Pendant que l’industrie du cannabis explose en Bourse, faisant fleurir en Ontario et en Colombie-Britannique 96 producteurs, le Québec traîne sérieusement la patte dans l’industrie. Tout près de la légalisation du pot à des fins récréatives, comment expliquer que la patrie du « Québec Gold » compte seulement 12 producteurs autorisés par Santé Canada ? L’ancien gouvernement de Philippe Couillard en prend pour son rhume. UN DOSSIER DE TRISTAN PÉLOQUIN

Industrie du cannabis

L’industrie blâme Québec

À Weedon, en Estrie, des dizaines d’ouvriers et de bétonnières s’activent ces jours-ci à couler ce qui sera peut-être, d’ici quelques mois, la plus grande plantation de cannabis au Québec, avec 1,5 million de pieds carrés de surface de production.

Le projet, lancé en octobre 2017, n’a toujours pas son permis de Santé Canada, malgré une demande déposée il y a plus d’un an.

À Laval, l’entreprise qui pilote le projet de Weedon, MYM Nutraceuticals, a aussi une usine de 10 000 pieds carrés fin prête à produire des kilos de cannabis légal. Mais malgré l’installation récente de clôtures, d’un système de caméras à la pointe de la technologie et d’un imposant système d’aération, l’usine attend toujours sa licence.

Et à en croire un rapport trimestriel publié par MYM Nutraceuticals en mai dernier, le temps commence à manquer. « La compagnie pourrait ne pas avoir assez d’argent pour financer l’acquisition et le développement [des projets] jusqu’au stade de production commerciale, et pourrait devoir solliciter plus de capitaux, à défaut de quoi il pourrait y avoir des délais, des reports et le gel de certaines activités. […] Il n’y a aucune assurance que l’entreprise sera en mesure de lever suffisamment de capitaux pour compléter ses projets », écrit l’équipe de gestion de MYM, qui a lancé cette semaine une campagne de financement de 50 millions.

Les deux projets québécois de MYM sont loin d’être les seuls aux prises avec la même situation. Alors que l’Ontario compte déjà 69 producteurs autorisés de cannabis et la Colombie-Britannique 27, le Québec n’en compte que 12 malgré 112 demandes de permis qui en sont au stade de révision chez Santé Canada, et ce, depuis plus d’un an.

Pourquoi un tel retard ? 

Plusieurs entrepreneurs questionnés par La Presse évoquent l’absence totale d’intérêt de l’ancien gouvernement libéral à l’endroit de cette industrie naissante. « M. Couillard et son équipe ont assuré de leur appui notre entreprise, mais on n’a pas senti jusqu’à maintenant une grande détermination de son gouvernement pour que le Québec ait sa juste part du marché dans l’industrie du cannabis », affirme le porte-parole du projet de Weedon, Daniel Nadeau, qui assure que les serres sont néanmoins sur les rails et que le projet va bon train.

Chez Rose ScienceVie, un projet de plantation de 55 000 pieds carrés dont la première pelletée de terre officielle a eu lieu cette semaine à Huntington, quatre ans après qu’il eu été lancé, les promoteurs font état du même manque d’intérêt du gouvernement Couillard. Malgré un investissement de 80 millions avec 300 empois à la clé, « les gens du gouvernement que nous avons rencontrés nous ont dit : “Beau projet, merci de nous contacter”, mais nous n’avons eu aucun soutien », affirme François Limoges, cofondateur de l’entreprise. Il devra vraisemblablement attendre à 2020 avant d’avoir toutes les autorisations pour démarrer sa production.

La députée fédérale de Salaberry–Suroît, Anne Quach, dit avoir envoyé « plusieurs lettres et passé plusieurs appels à Santé Canada » pour que le dossier progresse. « Je n’ai eu aucune rétroaction, mais ça a peut-être mis de la pression », estime-t-elle. 

Au provincial, rien de cela. Pas un député n’a levé le petit doigt, déplore M. Limoges. « Quand on arrivait à parler aux gens de Santé Canada, ils nous disaient qu’ils recevaient toutes les semaines des appels du gouvernement de l’Ontario pour savoir où en étaient rendus les dossiers. Ils disaient que c’est sûr que la priorité va au gouvernement qui appelle et harcèle, ajoute M. Limoges. On est convaincus que ça nous aurait vraiment aidés, nous et l’industrie au complet, d’avoir un coup de pouce semblable. »

Tensions Québec-Ottawa

Une source bien au fait du dossier, qui nous a parlé sous le sceau de la confidentialité, souligne que Québec et Ottawa ont été à couteaux tirés dès l’élection du gouvernement Trudeau sur la question de la légalisation du cannabis. Des documents obtenus au moyen de la loi sur l’accès à l’information démontrent d’ailleurs que Québec a refusé de participer aux consultations fédérales portant sur la question.

« C’est comme si le Québec voulait faire la morale à Justin Trudeau sur cette question, et ça a entraîné des délais importants pour toute l’industrie québécoise, qui en a souffert avec ses demandes. »

— Une source

De nombreux observateurs, dont Chuck Rifici, un des pionniers de l’industrie qui est aujourd’hui à la tête de la firme d’investissement Cannabis Wheaton Income, ajoute que la réglementation québécoise a fait du Québec « un des endroits où le niveau de difficulté pour naviguer dans le processus d’obtention des permis est le plus élevé ».

« Pendant ce temps, le gouvernement de Kathleen Wynne annonçait qu’il voulait faire de l’Ontario la mecque du cannabis au Canada, et celui du Nouveau-Brunswick a accordé des subventions et des prêts sans intérêt pour attirer l’industrie. Ici, on n’a rien eu de tout ça », souligne François Limoges, de Rose ScienceVie.

Est-il trop tard ?

Aujourd’hui, des trois plus importants acteurs au pays – Tilray, Canopy Growth et Aurora Cannabis, qui ont tous une capitalisation boursière dépassant les 10 milliards de dollars –, aucun n’a son siège social au Québec.

« Il est peut-être un peu tard pour se lancer dans de grandes fermes de culture du cannabis, mais la deuxième vague, lors de laquelle on verra apparaître les produits comestibles, apporte de nouvelles occasions d’affaires. »

— Chuck Rifici

Hexo Corp., actuellement le plus gros producteur de cannabis québécois (anciennement connu sous le nom de Hydropothicaire), a reçu sa licence en 2014. L’entreprise est néanmoins satisfaite d’avoir développé plus de 300 000 pieds carrés de serres de production et embauché 235 travailleurs sans la moindre subvention ou aide gouvernementale. « C’est assez unique pour une entreprise québécoise, mais nous sommes maîtres chez nous ! », lance fièrement son vice-président aux affaires gouvernementales, Pierre Killeen.

N’empêche, la société, dont la capitalisation boursière atteint 1,5 milliard et qui aura d’ici un an 1 million de pieds carrés de superficie de production, espère obtenir une oreille plus attentive du gouvernement Legault. « Le gouvernement précédent n’a jamais eu la volonté de s’asseoir avec nous pour comprendre notre industrie. Seul un sous-ministre au ministère des Finances a accepté de nous parler, mais aux ministères de la Santé, du Développement économique, de la Sécurité publique et de la Justice, nous n’avons eu aucune rencontre – zéro ! – malgré de multiples demandes. »

L’entreprise dit être très consciente de la préoccupation du gouvernement caquiste en ce qui a trait à l’accès à la marijuana pour les moins de 21 ans, mais l’invite à prendre la mesure des « occasions qui s’offrent maintenant à lui avec ce marché ». « Nous avons bien hâte de les rencontrer pour leur expliquer qui nous sommes et où nous voulons aller », lance M. Killeen.

« Pour l’ancien gouvernement, la seule perspective qui comptait avec le cannabis, c’était celle des enjeux de santé, mais il n’a jamais eu de vue d’ensemble. Il a carrément et complètement manqué l’occasion qui se présentait », estime M. Killeen.

D’autres facteurs qui expliquent le retard de l’industrie québécoise

Rareté du financement

Incapables d’obtenir de financement des banques et des prêteurs traditionnels, les entrepreneurs du cannabis au Canada ont beaucoup misé sur le capital de risque pour arriver à mettre sur pied leurs usines. « Il faut avoir les reins très solides pour survivre pendant des mois sans revenus, sans production, en attendant un permis. Le marché a donc pris naissance en Ontario, où on trouvait déjà beaucoup d’acteurs du monde des capitaux de risque qui ont l’habitude de ce genre de défi », explique MMylany David, avocate spécialisée dans l’industrie du cannabis au cabinet Langlois. « Toronto est devenu le centre financier névralgique du cannabis au Canada et même au monde », dit Chuck Rifici, fondateur de la firme d’investissement Cannabis Wheaton Income.

Un certain silence

Dès 2012, le mot s’est vite passé chez les investisseurs de l’Ontario et du reste du pays : Santé Canada multipliait les rencontres avec les propriétaires de dispensaires de cannabis médical pour expliquer les grandes lignes de ce qu’elle allait exiger pour accorder des licences de production. Une rencontre a même eu lieu à Montréal, affirme une source de l’industrie, mais l’affaire n’a pas fait de bruit. « Quand j’ai été approché en 2013 par des investisseurs qui voulaient tenter leur chance dans l’industrie, je n’avais aucune idée que ça s’en venait. Et pourtant, en Ontario, ils avaient déjà déposé leurs demandes de permis », se souvient Sylvain Duvernay, PDG de Capcium inc., entreprise qui fabrique des gélules molles pour l’industrie du cannabis.

Culture réfractaire

On aurait tendance à croire le contraire, mais le Québec a la réputation d’être la moins permissive des grandes provinces face au cannabis. « C’est peut-être un héritage de la culture catholique, avance le professeur de finance Ken Lester, de l’Université McGill. C’est peut-être aussi la peur des motards criminels auxquels le cannabis est souvent associé », croit-il. L’avocate Mylany David, spécialiste de l’industrie du cannabis au cabinet Langlois, le confirme. « Au Québec, tout le monde me parle du risque de réputation qu’on court à s’associer à l’industrie du cannabis. C’est très, très fort. C’est un tabou qui a touché le corps médical, les pharmaciens, les investisseurs, les banquiers », note-t-elle.

Collège des médecins

De toutes les provinces, le Québec est la seule où le Collège des médecins a pratiquement interdit à ses membres de prescrire du cannabis, sinon dans le cadre d’un programme de recherche. « C’était aussi difficile de faire renouveler son ordonnance. Or, au début de l’industrie, beaucoup de producteurs cherchaient des clients locaux, et il y en avait peu au Québec », se souvient Chuck Rifici.

L’obstacle du français

« C’est un sujet tabou », dit José Dominguez, cultivateur de cannabis réputé qui a roulé sa bosse en Ontario ces derniers mois, « mais le fait que 80 % des actionnaires ne parlent pas un mot de français est un problème. C’est délicat de brasser des affaires en français quand la langue dominante est l’anglais », dit-il.

Résistances municipales

José Dominguez affirme que de nombreuses villes se sont aussi montrées réfractaires à l’idée d’accueillir une plantation de pot. Lui-même a développé un projet à Sherbrooke avec des partenaires, mais a dû changer ses plans. « On a demandé un changement de zonage en 2013, il a fallu attendre 2017 pour l’avoir. En Ontario, pendant ce temps, il y avait une dynamique différente, avec beaucoup de villes affligées par des fermetures d’usines, qui ont ouvert grand leurs bras à l’industrie. »

Industrie du cannabis

Hexo voudrait un partenariat avec Investissement Québec

Gatineau — Avec ses 310 000 pieds carrés de production et 1 million de pieds carrés supplémentaires en chantier, la société québécoise Hexo Corp. voit le retard du Québec dans l’industrie du cannabis comme « une grande opportunité » de brasser des affaires.

L’entreprise l’évoque du bout des lèvres, mais elle rêve de mettre sur pied avec Investissement Québec « un fonds pour aider les autres producteurs québécois qui tentent d’entrer dans l’industrie à mener leurs projets à terme ».

Le vice-président aux relations gouvernementales d’Hexo, Pierre Killeen, en a évoqué les grandes lignes cette semaine à La Presse, en marge d’une visite médiatique organisée dans les serres de l’entreprise. « Notre plan d’affaires, c’est d’être une marque de commerce plutôt qu’un producteur de cannabis. Nous voulons aider les autres producteurs québécois à mettre leurs produits en marché à la SQDC [Société québécoise du cannabis], a-t-il expliqué. C’est important pour notre succès qu’il y ait d’autres sociétés québécoises dans cette industrie. »

Dans ce secteur naissant mais déjà en forte consolidation, Hexo est un des trois seuls producteurs présents au Québec – avec Canopy Growth et Aurora Cannabis – détenant un permis de « vente » de Santé Canada qui l’autorise à écouler directement ses produits à la SQDC et chez les autres détaillants au pays. Les plus petits producteurs, qui n’ont que des permis de « production », doivent inévitablement faire emballer leurs produits par un de ces gros acteurs, qui s’occupent de leur mise en marché moyennant certains frais. 

Fortes de leurs gigantesques capitalisations boursières, Canopy Growth (14,9 milliards) et Aurora Cannabis (13,1 milliards) ont aussi créé des véhicules d’investissement qui rachètent les petites entreprises souvent en manque de liquidités du secteur du cannabis, ou encore établissent des « partenariats stratégiques » avec elles. 

C’est le même genre de véhicule que M. Killeen croit possible pour Hexo, avec la participation d’Investissement Québec. 

Refus d’Investissement Québec

Par ordre de son conseil d’administration, Investissement Québec refuse cependant tout projet lié à la « production de biens destinés à l’usage du cannabis à des fins récréatives », et ce, « jusqu’à nouvel ordre », indique sa porte-parole Isabelle Fontaine. 

L’organisme invite plutôt les entrepreneurs à s’adresser au gouvernement du Québec pour obtenir une telle collaboration financière. 

Pierre Killeen croit que l’idée pourrait toucher une des cordes sensibles du nouveau gouvernement Legault, même si ce dernier s’est montré réfractaire à la légalisation du cannabis. « Il y a des opportunités pour créer de bons emplois en région et dans les villages », lance-t-il.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.