Les ça jappe

Une chose m’agace dans la manière dont le débat s’engage, de nouveau, sur la mission des cégeps et ce qui en constitue le cœur, la formation générale.

Je résumerais mon agacement ainsi : on dirait que le cégep et la formation générale – la littérature et la philosophie en particulier – sont toujours en sursis, qu’ils vivent sur du temps emprunté, comme si les doutes sur leur nécessité persistaient, en dépit de tout. L’étonnante légèreté avec laquelle on parle de réforme et d’abolition signifie que nous ne reconnaissons pas encore les cégeps comme des établissements d’enseignement supérieur à part entière, capables de s’autoréguler et de réfléchir sereinement aux manières de faire évoluer leurs programmes. En dépit de leur succès remarquable, les cégeps demeurent des créatures fragiles, toujours au bord de la crise existentielle, dont on a l’impression qu’ils pourraient disparaître par simple décret : l’Action démocratique du Québec avait proposé leur abolition en 2007, l’actuel premier ministre François Legault y pensait en 2011, de même que l’ancien ministre Pierre Moreau en 2013 et les jeunes libéraux en 2014. L’idée a brièvement refait surface en 2019 avant d’être écartée par l’actuel gouvernement. Une telle récurrence est anormale.

Aux yeux de beaucoup, les cégeps traînent une réputation douteuse (François Legault en 2011 : « une maudite belle place pour apprendre à fumer de la drogue⁠1 »), on reproche aux cours de littérature et de philosophie de compliquer la vie des étudiants qui reçoivent une formation technique, de ne rien enseigner d’utile, de nuire aux taux de réussite.

Et c’est sans compter sur les fameux profs de cégep, toujours prêts à monter au front pour défendre ceci ou cela, à « japper » – oui, ça jappe, au cégep⁠2 – pour rappeler l’importance de leur travail. Ces profs de cégep sont libres, beaucoup plus que les universitaires, et cette liberté dérange.

À preuve : le mouvement de protestation des profs de cégep du Québec en faveur de l’extension de la loi 101 au collégial, un mouvement issu de la base et dont les acteurs ont dû ferrailler contre leurs centrales syndicales, qui voyaient d’un mauvais œil le retour de la question linguistique. Pendant ce temps, les universitaires sont demeurés étonnamment muets, comme si le choix de la langue d’étude au cégep n’avait aucune incidence sur le choix de la langue d’étude à l’université, que cela ne les concernait pas. Rarement un devoir de réserve a-t-il été observé avec un tel zèle, et on en vient à se demander si les profs d’université ont encore la liberté de se prononcer franchement sur des questions politiques qui touchent le bien commun.

Mais revenons aux cégeps. À propos de la formation générale, les mêmes mots reviennent comme des mantras, d’une décennie à l’autre : à défaut d’abolir, il faudrait « moderniser », « revoir », « réformer », « repenser », toujours dans le sens d’une adaptation aux besoins du marché ou pour répondre à la demande de la clientèle étudiante, ce qui au fond revient au même. On nous sert l’argument-massue du monde qui change, on nous explique que les préoccupations des jeunes d’aujourd’hui ne seraient plus les mêmes que celles des jeunes d’hier.

Or personne ne semble comprendre que les professeurs adaptent déjà leur approche et leur contenu au public auquel ils s’adressent, que les programmes sont suffisamment précis pour fournir un certain nombre d’exigences essentielles, en même temps que suffisamment ouverts pour permettre à toutes sortes de préoccupations – environnement, féminisme, antiracisme, etc. – de trouver leur place dans les cours. L’enseignement de la philosophie et de la littérature ne ressemble pas à ce qu’il était il y a 30 ans, pour la simple raison que le corps enseignant se renouvelle, que les profs de cégep savent parfaitement dans quel monde vivent leurs étudiants et quelles questions ils se posent.

Et puis, pour décréter, comme le faisait récemment la Fédération étudiante collégiale du Québec3, qu’une réforme majeure décidée il y a 20 ou 30 ans est déjà vieille et dépassée, il faut vivre dans un pays bien jeune et sans mémoire.

Dans sa conception même, la formation générale vise à assurer la constitution d’une culture commune, de référents partagés (ce qui n’est pas un problème dans le monde anglophone, dont la culture et les référents sont déjà partout), une certaine continuité aussi entre les générations, ainsi appelées à sortir de leur chambre d’écho. Les programmes et les contenus ne peuvent pas être choisis sur la base d’un sondage auprès des étudiants ou pour obéir à la dernière tendance à la mode. Ils doivent subir le test de la durée, montrer leur valeur sur le temps long. Il faut craindre que des humanités à la carte et conformes à l’air du temps – des humanités Netflix, en somme – paraissent bientôt aussi datées que les nouvelles de l’avant-veille.

Sans compter que l’utilité même des disciplines comme la littérature et la philosophie se trouve peut-être justement dans la permanence qu’elles incarnent. Lire Platon, découvrir Racine et Yourcenar, entendre les mots de Miron et Hébert, penser avec Arendt et Kant, c’est comprendre qu’en dépit du temps qui passe, l’humanité demeure étrangement semblable à elle-même, d’une époque à l’autre.

1. « Legault abolirait les cégeps », TVA Nouvelles, 5 octobre 2011

2. Je dois cette formule remarquable à l’essayiste Monique Larue : « Les ça jappe », L’Inconvénient, no 18, août 2004.

3. Lisez « Les cégépiens demandent la modernisation de la formation générale »

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