OPINION

CRISE EN HAÏTI Et si les lucioles s’unissaient ?

Tout koukouy klere pou je-l (« Chaque luciole ne fait de la lumière que pour elle-même », proverbe haïtien)

J’ai habité en Haïti de 2008 à 2014. J’y travaillais à temps plein. Dans ce pays où la devise est « l’union fait la force », l’individualisme demeure pour moi une des clés essentielles pour comprendre l’enchevêtrement historique d’un fiasco national qui apparaît sans fin. Sans issue.

Pas la « cause », mais une des composantes d’une logique circulaire où pauvreté et népotisme se cofertilisent. De toutes mes années en Haïti, je ne compte pas le nombre d’Haïtiens qui m’ont invité à la prudence face à leurs compatriotes : « Surtout, ne fais jamais confiance à un Haïtien. »

Ce climat de méfiance généralisée – pensons aux macoutes – participe au fait que tous ces millions d’Haïtiens fiers et patriotes n’arrivent toujours pas à faire Haïti.

Même après une trentaine de coups d’État… 

De colonie la plus lucrative à pays le plus pauvre

Il serait bien évidemment trop simpliste de définir le problème haïtien du seul point de vue interne au pays. Il faut quand même conserver à notre mémoire qu’Haïti est une création directe de la compétition économique et politique dans laquelle les puissances européennes étaient engagées.

De la fin du XVIIe au début du XIXsiècle, ce pays a été le port le plus important du lucratif commerce triangulaire. Plus de 750 000 meubles (« les esclaves sont meubles », article 44 du Code noir) y déploieront une force de travail telle que l’activité économique de la colonie correspondra à 15 % de l’économie de la France à la fin du XVIIIe siècle. Dès la libération en 1804, l’indemnité exigée et les droits de douane imposés par la France engageront le nouveau pays dans une relation économique de laquelle il ne pourra jamais tirer pleinement ses billes. 

Par la suite, les autres puissances européennes et les Américains feront en sorte d’isoler ce nouveau pays dont les engagements régionaux au sein des mouvements de libération des esclaves faisaient vaciller l’équilibre économique. Les premières conditions de la descente aux enfers étaient établies.

L’aide internationale, une affaire de politique interne

Les Haïtiens se feront à nouveau confisquer une grande partie de leur XXe siècle : les Américains y installeront leur armée de 1915 à 1934, la communauté internationale soutiendra un dictateur et son fils de 1957 à 1986 et, pour finir ce siècle et bien entamer le nouveau, de 1991 à 2004, on tirera les ficelles pour faire en sorte que les Haïtiens jouent au yoyo avec les présidents.

Depuis 2004, et en particulier depuis le tremblement de terre de 2010, on parle maintenant de la république des ONG, des organisations non gouvernementales.

En 2012, dans la foulée de la constitution de la Commission intérimaire de reconstruction d’Haïti, codirigée par Jean-Max Bellerive (premier ministre haïtien) et Bill Clinton, le rapport de l’envoyé spécial des Nations unies sur Haïti rappelait que seulement 1 % des sommes liées à l’aide internationale avait filtré par le gouvernement haïtien, et que seulement 0,4 % de l’aide avait été gérée par des ONG locales.

Les modes de régulation privilégiés par les agences nationales d’aide internationale (comprendre ACDI, AFD, USID) ou les agences internationales définissent des conditions qui font en sorte que seules les entreprises et les organisations internationales peuvent espérer toucher l’argent et gérer des projets.

Une « vraie » révolte ?

Les événements qui ramènent actuellement Haïti au centre de la couverture médiatique sont accessoirement liés à une décision du gouvernement haïtien d’éliminer les subventions au prix du pétrole.

La demande venait du Fonds monétaire international (FMI) et devait, en partie du moins, être attribuable à l’état catastrophique des finances publiques haïtiennes, qui elles sont partiellement liées à la crise que connaît le Venezuela, de moins en moins capable d’offrir de généreuses subventions au gouvernement haïtien (prêt sans intérêt pour l’achat de pétrole).

D’ici, et pour la première fois depuis 2008, on semble voir une réelle révolte populaire.

Pas le genre de manifestations habituellement dirigées et contrôlées par des élus ou un parti politique. Pour la première fois, peut-être sent-on le « ensemble » ?

J’en arrive à rêver que toutes les lucioles, ensemble, produiront une lumière assez puissante pour éclairer enfin leurs politiciens. Que le prochain coup d’État soit le dernier. À moins qu’une fois de plus, la communauté internationale leur fasse de l’ombre.

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