CONSOMMATION

Des influences

qui pèsent lourd

À la dernière foire du jouet de New York, les représentants de la société Hasbro expliquaient la genèse d’un de leurs nouveaux jouets : une maison de poupées Angry Birds. Hasbro avait lancé, l’année précédente, un jouet dérivé du célèbre jeu pour téléphone portable qui consiste à lancer des oiseaux sur des cibles. Le problème, c’est que le jouet n’intéressait que les garçons, alors que le jeu vidéo avait autant d’adeptes des deux sexes – d’où la maison de poupées.

Cette anecdote montre bien la tendance lourde des jeux qui s’adressent à un sexe en particulier, souvent à l’aide d’une couleur – des briques Lego roses ou des fusils Nerf mauves pour les filles, par exemple. À la foire du jouet, la représentante de Lego a juré à La Presse que les briques intéressaient davantage les garçons jusqu’à ce que des kits roses pour les filles soient lancés, en 2011. Malheureusement, les chiffres de vente de Lego en fonction des sexes sont confidentiels.

Une étude publiée en mars dernier a illustré le problème potentiel de cette « ségrégation des jouets »  – ou « fascisme de genre », selon les critiques les plus vives des jouets roses. Dans la revue Sex Roles, deux psychologues américaines ont conclu que plus les filles jouent avec des poupées Barbie, plus leur choix de carrière est limité.

« L’effet est faible, mais statistiquement significatif », explique Aurora Sherman, de l’Université d’État de l’Oregon, auteure principale de l’étude.

« Quand une petite fille joue avec un jouet Potato Head plutôt qu’avec une Barbie, elle se voit capable d’avoir plus tard un métier traditionnellement masculin. »

— Aurora Sherman, de l’Université d’État de l’Oregon

« La différence est de 30 %. Dans les deux cas, les filles se voient davantage dans un métier féminin que masculin, mais la différence est plus prononcée avec la Barbie. »

ET LES INFLUENCES SOCIALES ?

Il n’est toutefois pas facile de départager les caractéristiques biologiques des influences sociales, selon Lisa Serbin, psychologue de l’Université Concordia qui a étudié l’attrait de différents types de jouets chez les bébés. « À 1 an, il n’y a pas de différence entre l’attrait des camions et des poupées pour les filles et les garçons, dit Mme Serbin. Mais à partir de 18 mois, les garçons sont de plus en plus intéressés par les camions et moins par les poupées, alors que les filles s’intéressent un peu plus aux camions, sans diminuer leur affection pour les poupées. »

Se peut-il que les parents encouragent davantage les garçons à jouer avec des camions et les filles avec des poupées, même à un aussi jeune âge ? « C’est possible, mais en même temps, c’est le temps où l’enfant apprend à marcher, dit Mme Serbin. Il se peut que les garçons réagissent différemment à ce changement biologique. »

Aurora Sherman pense quant à elle que les influences sociales sont beaucoup plus fortes que les sources biologiques pour expliquer les préférences de jouets des filles et des garçons. Deux spécialistes de l’Université du Québec à Montréal interrogés par La Presse, la psychologue Louise Cossette et la sociologue Francine Descarries, sont tout aussi catégoriques.

« Ce sont les parents qui choisissent les jouets des petits enfants », dit Mme Cossette, qui a déjà travaillé sur la question.

« On sait aussi que si on habille un bébé de manière neutre, le comportement d’un adulte envers le bébé va changer si on lui dit qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. »

— Louise Cossette, psychologue

« Il y a une petite différence de masse musculaire entre les garçons et les filles à la naissance, mais elle ne devrait pas avoir d’impact sur la motricité. On l’encourage tout simplement davantage chez les garçons. »

Mme Descarries, qui a collaboré au document « Les livres et les jouets ont-il un sexe ? » du Secrétariat pour la condition féminine, déplore le fait que, bien souvent, les jouets pour garçons favorisent la mobilité et ceux pour les filles, l’apparence – par l’entremise du maquillage, par exemple. « C’est négatif aussi pour les garçons, dit Mme Descarries. Une étude a montré que plus un garçon s’identifiait aux stéréotypes masculins, plus il risquait d’avoir de la difficulté à l’école. » Mme Cossette mentionne que les garçons se font proposer un éventail plus restreint de jouets, parce que la « transgression des normes de genre » est mieux acceptée pour les filles.

La neuropsychologie se met maintenant de la partie. Depuis une dizaine d’années en Angleterre, la psychologue Melissa Hines, de l’Université de Cambridge, étudie les préférences de jouets chez les filles ayant été exposées à plus ou moins d’hormones masculines – notamment la testostérone – durant la grossesse. Selon Mme Hines, qui n’avait pas le temps d’être interviewée mais qui a fourni à La Presse des références d’entrevues, d’essais et d’études, les résultats sont clairs : les hormones mâles poussent les filles vers les jouets « de garçons ». Avec d’autres chercheurs, elle a aussi étudié les préférences de jouets de certaines espèces de primates et a également découvert des différences entre les sexes.

« On oppose souvent l’inné et l’acquis, dit Mme Serbin, de Concordia. Mais même s’il y a des préférences biologiques pour certains types de jouets, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas agir. Des études ont montré que si on dit à un garçon qu’un jouet normalement associé aux filles est en fait populaire chez les garçons, il va avoir plus tendance à jouer avec. La présence d’autres enfants est aussi importante : elle pousse les enfants à choisir des jouets plus genrés. Alors, on peut favoriser le jeu solitaire de temps à autre, pour dépasser les stéréotypes. »

L’INVENTION DU ROSE

Le rose n’a pas toujours été la couleur des filles, selon les chercheuses consultées par La Presse. « Les études sont claires, il n’y a pas de préférence chez les bébés avant qu’ils commencent à socialiser, explique Lisa Serbin, de l’Université Concordia. Et au XIXe siècle, le rose était parfois une couleur masculine. » Selon le livre Pink and Blue, de l’historienne Jo Paoletti, de l’Université du Maryland, le rose est devenu une couleur vraiment féminine dans les années 80, à la fois comme retour de balancier après l’unisexe féministe des années 70  et à cause de l’apparition des tests prénataux permettant de déterminer le sexe de l’enfant – et donc de préparer la chambre du futur bébé.

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