Chronique

La vie avait… Ducharme

Réjean Ducharme aimait faire dire à ses personnages que la vie ne se passait pas sur terre, mais dans leur tête. Or, lundi, quelque part à Montréal, à une heure indéterminée, dans un lieu indéfini, la vie s’est carrément retirée de la tête et du corps de Réjean Ducharme, le plus illustre fantôme – et père de nombreux enfantômes – des lettres québécoises, mais aussi son plus grand auteur.

Les circonstances de sa mort sont aussi nébuleuses que les jalons d’une vie secrète qu’il a jalousement protégée du regard public et que son entourage, mais aussi les médias, ces vautours de l’image, ont respectée jusqu’à son dernier souffle. Un peu comme si, sans nous consulter, mais néanmoins d’un commun accord, nous avions tous signé un pacte tacite de confidentialité avec Ducharme. Malgré la tentation, nous n’y avions jamais dérogé.

Il y a bien eu cette fois, au début des années 90, où une nouvelle photo de l’auteur a atterri comme une fleur dans les salles de rédaction et semé l’émoi parmi les troupes (il s’agit du portrait publié en Une de notre cahier). La photo, prise 10 ans plus tôt par sa compagne Claire Richard, le montrait dans la neige, fixant l’objectif d’un œil dubitatif. L’aspect réel, tangible et plausible de la photo a pulvérisé un grand mythe : celui voulant que Réjean Ducharme n’ait jamais existé ou alors qu’il ait été un pseudonyme pour l’écrivain Naïm Kattan ou l’actrice Luce Guilbault.

Avec cette photo déjà vieille de 10 ans, le mystère demeurait entier, mais, au moins, nous savions désormais que Réjean Ducharme n’était pas le produit de notre imagination ni de la sienne, qu’il existait vraiment et pas seulement dans les ténèbres de ses écrits.

Enfermé dans ses livres, Réjean Ducharme voulait qu’on s’y enferme avec lui. Et c’est ce que nous avons fait. Je me souviens encore du jour où son Nez qui voque est entré chez nous, rue Melrose. C’était quelques années après sa parution en 1967. J’étais jeune, influençable et réfractaire aux livres en général et aux livres québécois en particulier. Et voilà que mon père, fonctionnaire à l’ONF et toujours à l’affût d’un coup fumant, s’était ramené à la maison avec ce livre et deux Français intéressés à l’adapter au cinéma.

Je ne me souviens pas s’ils étaient d’authentiques producteurs ou des imposteurs. Je me souviens seulement d’avoir vu le livre sur la table à café, de m’en être emparé, de l’avoir ouvert et de m’être littéralement noyée dans l’univers de Mille Milles et Chateaugué, ces deux enfants siamois qui refusent avec la dernière énergie de grandir et de rejoindre le monde pourri des adultes.

L’adolescente un brin rebelle que j’étais fut immédiatement séduite et enchantée par cette histoire de désespoir et de romantisme adolescent. Et d’autant qu’au-delà de l’histoire, je découvrais la plume folle et ludique d’un auteur qui prenait un malin plaisir à jouer avec les mots, à les tordre, à les retourner comme un gant et à les ramener au grand jour, sous une autre forme.

À travers la prose de Réjean Ducharme, c’est non seulement un univers singulier et familier qui s’est ouvert à moi, mais aussi l’essence de la littérature québécoise. 

Il a été ma porte d’entrée sur les auteurs d’ici et ma fenêtre vers la possibilité d’une écriture poétique différente, rebelle, drôle, effrontée et furieusement libre.

J’ai lu et aimé tous ses livres, même ses derniers, moins forts que ses œuvres de jeunesse, mais qui portaient la marque indélébile de son style si particulier. À ce sujet, je me souviens encore d’une virulente prise de bec entre Dany Laferrière et moi à la Bande des six. C’était à la parution de Dévadé en 1990. Dany avait qualifié l’œuvre de Ducharme de fasciste à cause de son penchant pour l’enfermement dans le monde de l’enfance et de l’autarcie autoritaire dans laquelle vivent des personnages tournés sur eux-mêmes.

J’avais été profondément indignée par cette critique que j’avais jugée injuste, mais qui mettait sans doute le doigt sur des failles que je refusais de voir. Fasciste, Ducharme ne l’était pas. Mais Dany avait raison de voir que son refus du monde adulte et son refus des codes de la société participaient d’un manque d’ouverture et d’espoir.

Reste que Dany s’en prenait au fond de l’œuvre de Ducharme. Il oubliait la forme jouissive de sa prose qui, à travers ses jeux langagiers, portait l’ouverture et la modernité qui manquaient peut-être à ses personnages.

La vie ne se passait peut-être pas sur terre pour Ducharme, mais sa prose, elle, était plus vive et vivante que la vie elle-même, comme en témoigne ce petit mot rédigé à la parution de son premier roman alors qu’il n’avait que 24 ans.

« Je ne suis né qu’une seule fois et la prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois », écrivait non sans humour le jeune Ducharme.

Cinquante-deux ans plus tard, ce jour-là est arrivé. Réjean Ducharme est mort hier une première et une dernière fois. Il laisse dans le deuil ses enfantômes et une œuvre qui lui survivra éternellement.

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