Chronique

J’aime les questions

J’aime Hydro, la pièce de théâtre documentaire de l’extraordinaire Christine Beaulieu, n’est pas exactement une création dramatique comme les autres.

On y parle d’Hydro-Québec pendant quatre heures.

Oui, quatre heures sur notre monopole électrique. Et on rit, et on apprend, et on réfléchit.

Et à la fin, on pleure. Oui. On pleure.

Si vous n’avez pas encore de billets pour cette pièce de la compagnie Porte Parole, présentée à l’Usine C jusqu’au 13 avril, dépêchez-vous d’en trouver.

Impossible de rester indifférent devant cette quête de sens magnifiquement racontée, cette enquête sur les paradoxes au sein de la société d’État et sur nos sentiments face à ce géant qui a tout pour être aimé – de l’autonomie énergétique ! de l’énergie renouvelable ! de l’énergie propre ! la voie de l’avenir ! –, mais qui, comme un amant égoïste, faillit à sa tâche d’écouter, d’être transparent, de dialoguer, de se transformer et de se remettre en question pour mieux poursuivre la route.

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Le théâtre documentaire, pour ceux qui ne connaissent pas le concept, consiste à bâtir des pièces à partir de dialogues réels. Verbatim.

Un comédien ou auteur ou metteur en scène embarque dans un sujet – la pièce Grains, de la même compagnie, parlait de Monsanto et des conflits avec les fermiers au sujet des semences OGM. Et comme un journaliste d’enquête, le dramaturge note tout ce qui se dit, enregistre de A à Z, afin que la pièce reproduise de vrais propos et soit un tissu de réalité.

Ainsi, la conversation entre la comédienne Christine Beaulieu et le comédien incarnant le président d’Hydro Éric Martel – le formidable Mathieu Gosselin – a réellement eu lieu, mot pour mot.

La compagnie Porte Parole d’Annabel Soutar, une femme de théâtre issue d’une famille nantie de Westmount et fascinée par notre rapport à l’argent, la richesse collective, le fonctionnement du capitalisme, travaille uniquement dans ce genre depuis sa création.

Dans ce cas, l’enquête de Christine Beaulieu porte donc sur Hydro, mais plus précisément sur la question suivante : pourquoi est-ce que cette société d’État construit encore des centrales hydroélectriques si on n’a pas réellement besoin de plus d’électricité et si, financièrement et technologiquement, on ne peut pas démontrer que cela enrichit réellement, malgré tout, la collectivité ?

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La force de ce type de théâtre est de transposer dans un contexte inusité des réflexions qu’on peut se faire chaque jour face à mille questions d’actualité en général et d’actualité financière en particulier.

On peut très bien imaginer, par exemple, une pièce qui s’articulerait de la même façon autour de Bombardier : doit-on encore soutenir cette entreprise à bout de bras ? Il y aurait tous les bons ingrédients. Cupidité, famille, attachement national, emplois – et, donc, bien des histoires émouvantes – en jeu…

Mais ce qui est intéressant dans J’aime Hydro, c’est qu’on touche la question des sociétés d’État, dont on peut enfin parler émotivement, parce qu’on est au théâtre et non dans une salle de réunion ou de conférence de presse. Et cette société d’État, réalise-t-on à travers l’œil dramaturgique, est comme une sorte de mère ou de père qui gère nos biens en fiducie – nos richesses énergétiques –, mais sans s’expliquer, sans transparence, sans espace pour la discussion.

On a envie, quand on sort de là, d’envoyer Christine Beaulieu sur les traces de Loto-Québec ou de la Société des alcools du Québec. Pas nécessairement pour les attaquer, mais pour lancer un dialogue sur la confiance perdue.

Parce que toutes ces sociétés d’État ne sont pas détachées de nous, ce ne sont pas des entreprises privées qu’on observe de loin, comme des joueurs sur un terrain de soccer de l’autre côté du parc.

Hydro, Loto-Québec, la SAQ sont historiquement, culturellement et économiquement proches de tout. On les fréquente toutes, on n’a pas le choix. Et ce sont des références communes. On peut bien s’exprimer par nos choix de consommateur de mille façons, mais dans ces trois secteurs, ces monopoles nous ramènent sur un terrain collectif.

En outre, ces sociétés d’État participent activement à la vie culturelle et sociale. Elles subventionnent et appuient toutes sortes de festivals, de projets. De vrais parents qui partagent les ressources familiales.

Mais ces sociétés sont aussi les fiduciaires de responsabilités – la gestion propre, juste et efficace de nos ressources énergétiques électriques, de la vente d’alcool, du jeu – qu’on leur a confiées en même temps qu’on leur donnait, sur un plateau d’argent, de gigantesques leviers commerciaux libres de toute concurrence.

Devant ces entreprises d’État, on est parfois incrédules, parfois irrités de ne pas tout savoir, parfois outrés de leur quasi totale opacité – oui, Loto-Québec, je parle de vous –, mais reste aussi un désir de leur faire confiance.

Quand la moindre brèche apparaît, c’est une crise conjugale, familiale qui éclate.

Et c’est de ça que parle J’aime Hydro. De perte de confiance.

Une comédienne qui croyait, qui voulait croire à la promesse de propreté énergétique, d’autonomie constructive comprend que si elle pose des questions, des fissures apparaissent dans ses convictions. De l’utilité des barrages sur la Romaine aux scandales des minicentrales, en passant par les dégâts environnementaux des installations ou l’avenir technologique de l’hydroélectricité, on touche les sujets cruciaux.

Et à travers ce cheminement, on comprend que plus de questions doivent être posées.

Parce que sinon, comment continuer d’avancer sur le bon chemin énergétiquement viable, juste et propre ?

À voir.

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