Analyse

Le partage des pourboires de Godot

Un groupe de restaurateurs est sorti publiquement pour exiger le droit de partager les pourboires entre les employés de service et ceux confinés à d’autres tâches comme la cuisson et la préparation des aliments. Au nom de la justice, on exige un changement de règles. Au nom de la fiscalité, il faudrait faire preuve de transparence.

Qu’on l’accepte ou non publiquement, plusieurs restaurants basent leur modèle d’affaires sur un concept simple : les revenus non déclarés. Revenu Québec épingle d’ailleurs à l’occasion des restaurateurs pour fraude fiscale.

Je sais, en lisant ces lignes, certains vont monter au créneau. Pourtant, le partage des pourboires représente un dossier fiscal complexe.

Éviter les charges sociales

En demandant de partager les pourboires avec les employés de la cuisine, le restaurateur veut implicitement réduire ses coûts fixes. En diminuant ou en faisant stagner le salaire de base des employés de cuisine, on partage le risque d’affaires avec ceux-ci. L’employé ne déclare pas 100 % de ses pourboires, cela permet à ce dernier et à son employeur de payer moins de charges sociales (par exemple : RRQ). Ainsi, on réduit le risque d’affaires du restaurateur. On transfère des serveurs aux employés de cuisine une partie du risque de fluctuation des revenus.

Déclaration des pourboires

L’employé au pourboire doit déclarer 100 % de ses revenus au fisc, donc tous ses pourboires. Revenu Québec exige qu’un minimum de 8 % des ventes soient déclarées comme pourboires. Cette règle a pour but de minimiser la non-déclaration des pourboires par les employés. Si les pourboires sont inférieurs à 8 % dans l’établissement, l’employeur peut demander une réduction du taux obligatoire si les ventes ne permettent pas aux employés de toucher le 8 %. Le problème avec cette règle, c’est qu’elle donne la fausse impression au serveur qu’il peut déclarer moins de 100 % de ses pourboires. C’est pourtant de la fraude fiscale d’agir ainsi.

Aussi, comprenons que le système MEV (module d’enregistrement des ventes) se contourne de plusieurs façons. Cela fausse les chiffres de rentabilité officielle du restaurant et, par le fait même, les ventes déclarées comme mesure des pourboires. Eh oui, il y a encore de la fraude dans les restaurants. Par exemple, un client régulier qui paye comptant en échange de faveurs gastronomiques. Il arrive aussi qu’il y ait une caisse parallèle en liquide pour certaines transactions. Les événements spéciaux des jours de fermeture sont un classique de fraude fiscale (les événements privés comme les partys de bureau).

Une entourloupette inconnue

En partageant différemment les pourboires de façon officielle d’un établissement à l’autre, on complexifierait le travail des autorités fiscales. Avec une telle façon de distribuer les revenus, Revenu Québec ne pourrait plus appliquer la règle du 8 %, il faudrait analyser chaque commerce individuellement, cela complexifierait les procédés analytiques et les enquêtes. Un gérant d’établissement m’a récemment avoué une autre entourloupette fiscale de son établissement. Pour permettre à certains employés clés de frauder davantage le fisc et d’améliorer leurs revenus, on fait un partage non réel des « ventes déclarées ». Prenons un exemple simple pour comprendre. Kevin, un serveur d’expérience, partage à 50 % les pourboires de la soirée avec sa jeune collègue Kylie. Par contre, dans le rapport officiel, 70 % des ventes sont attribuées à Kylie. En déclarant, par exemple, 12 % de pourboires sur ses ventes « officielles », Kevin profite de sa consœur. Elle est obligée de déclarer plus de pourboires au fisc que Kevin.

Évidemment, loin de moi l’idée de cracher sur les restaurateurs. C’est un travail difficile, des horaires de fous, des risques financiers démesurés, et une multiplication des établissements rend ce secteur difficile à faire survivre. Sans compter le fait que les clients exigent de la qualité et un décor impressionnant, mais n’ont pas toujours les moyens de leurs ambitions. Par contre, le débat public sur ce sujet manque de nuances sur la fraude fiscale de l’industrie : c’est l’angle mort de la sortie publique des restaurateurs. Revenu Québec sait lire entre les lignes en attendant la déclaration des pourboires de Godot.

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