Chronique

Tétrault, chute méritée

Il y a quelques années, j’ai publié une enquête sur l’histoire d’un employé de la Ville de Montréal qui avait subi du harcèlement psychologique aux mains de son patron. Dénigrement, menaces de rétrogradation, humiliations publiques : il avait été le souffre-douleur de son boss, au vu et au su des patrons de ce patron.

L’affaire m’avait ouvert les yeux sur cet océan caché de souffrances qu’est le phénomène du harcèlement psychologique au boulot.

Après la publication de la série, des dizaines de lecteurs m’avaient écrit pour me dire « Moi aussi », pour me raconter la spirale infernale qu’ils avaient eux aussi vécue au travail, aux mains de collègues ou de patrons.

Le harcèlement psychologique est difficile à prouver. L’employeur doit avoir le désir de cerner et de faire cesser ces comportements. 

Les témoins de gestes de harcèlement doivent eux aussi témoigner… Ce qui va à l’encontre de leur propre survie organisationnelle.

J’avais raconté dans cette série un échange entre deux témoins du harcèlement dont avait été victime leur collègue…

Employé 1 : « Pourquoi on n’a rien dit, rien fait ? »

Employé 2 : « Pendant qu’il [le patron] était sur son dos [de l’employé ciblé], il n’était pas sur le mien. »

On ne soupçonne pas les dégâts invisibles causés par les bullys en milieu de travail. Congés de maladie, dépression, démission, déficit de productivité…

Et, des fois, la mort : ce qui avait déclenché mon enquête sur cet homme tourmenté par son boss, c’était son suicide.

***

Les libéraux avaient choisi comme candidat dans Louis-Hébert un type qui s’était adonné au harcèlement psychologique de ses employés quand il était gestionnaire chez ArcelorMittal. Le type s’appelle Éric Tétrault et, on le sait, cela a causé sa chute spectaculaire plus tôt cette semaine.

Contrairement à d’autres, je ne pense pas que le PLQ aurait pu dépister les saloperies commises par Tétrault chez ArcelorMittal, pour une raison fort simple : ces saloperies étaient consignées dans un rapport que la multinationale ne peut pas rendre public. Les cas de ressources humaines relèvent de la vie privée, y avoir accès est extrêmement difficile (du moins par les voies officielles).

Dans l’enquête que je cite ci-haut à propos du suicide d’un employé de la Ville de Montréal, un enquêteur externe avait été mandaté pour reconstituer la spirale de harcèlement. Je n’ai jamais pu le consulter, malgré une demande d’accès à l’information. 

Cette opacité repose sur des bases légales, mais elle est aussi bien sûr très commode pour les organisations : cela permet de tenir cachés leurs propres échecs dans les cas de harcèlement…

Donc, le PLQ pouvait difficilement savoir qu’Éric Tétrault avait harcelé psychologiquement deux employés, qu’il courtisait des femmes sous son autorité, qu’il en dénigrait d’autres et qu’il avait par son comportement de bully contribué à envoyer TROIS employés en maladie.

Mais une fois que la chose fut connue, mercredi au petit matin, grâce à notre journaliste Tommy Chouinard, le Parti libéral ne pouvait plus plaider l’ignorance.

Dans un monde où les calculs politiques et les intérêts partisans ne seraient pas subordonnés à la décence humaine, le PLQ aurait largué son candidat dans Louis-Hébert avant 10 h. Juste pour ne pas être associé à ce type de cruauté crasse. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

D’abord, le poids lourd du PLQ Pierre Moreau a choisi de relativiser les sévices infligés à des employés par son ami et racontés dans un rapport commandé par ArcelorMittal. Avocassant, il a – faussement – affirmé qu’il n’y avait pas de « preuves » de ce qui était reproché à Tétrault.

Ensuite, le PLQ a attendu toute la journée avant d’annoncer que son candidat avait « démissionné ».

Puis, jeudi, Philippe Couillard est allé dire cette phrase sidérante, en commentant la démission de Tétrault : « C’est certainement jamais facile, ces moments-là. C’est également un être humain avec une famille. Je pense quand même quelque part qu’il faut se souvenir de ça. »

Non…

Éric Tétrault s’est comporté comme un goujat au travail. La chose a été documentée : de sa position de pouvoir, Tétrault a harcelé des subalternes. Éric Tétrault a contribué à envoyer en maladie TROIS employés…

Éric Tétrault a-t-il pensé aux êtres humains qu’il tourmentait ? À leurs familles ?

Si j’en juge par sa première réaction, celle livrée à chaud à notre journaliste Tommy Chouinard quand celui-ci fouillait l’histoire, une réaction où Tétrault banalisait ses gestes et ses paroles, la réponse est claire : non.

Cet homme-là ne méritait pas d’être défendu par notre premier ministre et la défense offerte par M. Couillard est insultante pour les victimes d’Éric Tétrault… Mais elle est caractéristique de l’angle par lequel cette saga a été abordée, cette semaine : celui de la joute politique… On a fait bien peu de cas de la gravité des gestes reprochés à Éric Tétrault.

En fait, Éric Tétrault a eu la chute qu’il méritait. Une chute que les manipulateurs qui font du harcèlement au travail du haut de leur piédestal hiérarchique vivent rarement, tellement la chose est difficile à prouver. Ce qui est exceptionnel, ici, c’est que pour une fois, un de ces harceleurs a dû payer un prix pour ses gestes et ses paroles destructrices.

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