OPINION MONTRÉAL, TERRITOIRE MOHAWK NON CÉDÉ ?

Une colonisation aux dépens des peuples indigènes

Le maire Denis Coderre commence ses discours en précisant que Montréal se trouve en territoire mohawk non cédé, une affirmation controversée qui ne fait pas l’unanimité chez les historiens. La section Débats a demandé à quatre experts d’éclairer la question. Pour conclure cette série : Allan Greer.

Montréal se trouve, on le répète souvent, sur du « territoire autochtone non cédé ». Or, il y a lieu de s’interroger sur le sens de ces mots « non cédé ».

Dans près de la moitié du territoire du Canada actuel, le gouvernement a passé des traités de cession avec les Premières Nations, par lesquels ces dernières ont cédé de grands espaces contre des paiements annuels, en fournitures et en argent. La majorité de ces traités ont eu lieu au XIXe siècle et dans l’Ouest canadien.

Et c’est ainsi, à la suite de tels traités, qu’on peut affirmer que des villes telles qu’Edmonton ou Saskatoon se sont érigées sur des terres autochtones « cédées ». Aucune ville québécoise ne peut dire la même chose, parce qu’il n’y avait pas ici de traités de cession jusqu’aux accords de la Baie-James.

Est-ce que cela veut dire pour autant que tout va bien pour les autochtones de l’Ouest, dépossédés « selon les règles », avec piètre compensation ? Et pourquoi les colonisateurs français d’antan ont-ils « négligé » de passer de tels accords pour formaliser leur occupation de la vallée du Saint-Laurent ? Pour répondre à ces questions, il nous faut faire un peu d’histoire comparative.

Les traités de cession ont évolué dans l’Empire britannique et en fonction du droit anglais. Leurs origines remontent à la Nouvelle-Angleterre des années 1630, là où les colons ont inventé l’outil de l’ « Indian Deed » pour acheter du terrain des peuples indigènes.

Ce geste, souvent accompagné de violence et de fraude, servait avant tout à documenter la propriété entre colons, tout en donnant à la dépossession une apparence de justice commerciale. Puisque les abus associés aux Indian Deeds risquaient de provoquer des guerres, les gouvernements coloniaux se chargeront de négocier en vrac, par traités de cession, pour ensuite distribuer les terres en question aux colons.

Ces traités évacuent toute dimension politique, consacrant la fiction que la colonisation se résume en une simple transaction foncière. Cette vision réductrice sera exprimée dans la Proclamation royale de 1763 suivant la Conquête et s’appliquera aux parties du Canada non encore colonisées, soit le futur Ontario et l’Ouest.

Il faut noter que les traités de cession, au Canada comme aux États-Unis, se concluaient typiquement dans un contexte de violence, de coercition et de mensonges.

Les Premières Nations acceptaient d’aliéner leurs pays lors de défaites militaires ou, dans le cas des peuples des Prairies canadiennes, à la suite des famines et des épidémies liées à la présence européenne.

Les traités de cession servaient de véhicule de dépossession, un aspect des processus beaucoup plus vastes de colonisation. Leur but était de balayer la présence autochtone à travers une renonciation complète du territoire. Dans la vision colonisatrice britannique de l’époque, il fallait éliminer tout droit indigène à la terre avant d’instaurer une forme de propriété exclusivement pour les colons.

Du côté des Français, en revanche, on ne cherchait pas à éloigner les autochtones de la vallée du Saint-Laurent, au contraire. Aussi, les formes de propriété terrienne qui émergeaient en Nouvelle-France ne dépendaient pas de l’effacement préalable de la propriété indigène. Des tenures françaises, telles la seigneurie et la roture, se présentent comme autant de droits partiels et partagés sur la terre et ses fruits, une propriété en couches où personne ne jouissait de la propriété d’un contrôle exclusif.

Les autorités octroyaient de vastes fiefs sans se soucier de l’éventuelle présence indigène à l’intérieur de ses limites, parce que normalement, le seigneur n’aurait pas de pouvoir sur les autochtones. Propriété indigène et propriété coloniale se chevauchaient ou se superposaient, cette dernière étant considérée comme primordiale. Louis XIV donnera les ordres « qu’on n’usurpe point les terres sur lesquelles ils [les autochtones] sont habituez ». 

Tout en reconnaissant des cas comme celui de Kahnawake où les jésuites ont concédé à des habitants des terres qui devaient appartenir aux Mohawks (aux yeux même du droit français), il faut rendre compte de l’absence de toute tentative de dépossession systématique.

Ainsi, quoique les autorités en Nouvelle-France aient passé beaucoup de traités diplomatiques et commerciaux avec les Premières Nations, on n’a jamais demandé aux autochtones, comme c’était le cas dans les colonies anglaises, de céder leurs terres et de partir.

Qui oserait nier que la colonisation dans toutes ses formes se faisait aux dépens des peuples indigènes ? Tout comme les autres empires, l’empire français en Amérique s’est fabriqué par des guerres sanglantes, des épidémies meurtrières, des tentatives d’assimilation religieuse. Le Canada, le Québec et la ville de Montréal doivent leurs origines à un processus profondément destructeur qui n’est pas révolu. Il serait regrettable, à mon avis, que la discussion des enjeux qui en découlent soit réduite à la distinction territoire cédé-territoire non cédé : là n’est pas l’essentiel.

* Allan Greer est l’auteur de Property and Dispossession : Natives, Empires and Land in Early Modern North America, qui paraîtra prochainement chez Cambridge University Press.

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