Opinion Jocelyn Coulon

Qui a peur de la Chine ?

La Chine engrange un autre appui, et de taille, à son immense projet des « nouvelles routes de la soie », ou initiative Belt and Road. Samedi matin, à Rome, l’Italie est devenue le premier pays du G7 à y adhérer, soulevant le mécontentement d’une partie de l’Europe et des États-Unis. Mais qui donc a peur de la Chine ?

On le dit et on le répète tous les jours, la Chine est déterminée à devenir la première puissance économique du monde. En Europe, on s’inquiète des avancées chinoises à tel point qu’au moment même où le président Xi Jinping amorçait jeudi dernier sa tournée européenne, les 27 membres de l’Union adoptaient un plan d’action en 10 mesures visant à encadrer, pour ne pas dire contrecarrer, la volonté « hégémonique » de Pékin et ses pratiques commerciales et économiques qualifiées de déloyales.

Plus elle monte en puissance, plus la Chine fait l’objet d’attaques, et pas seulement par jalousie.

Les spécialistes du commerce estiment qu’elle ne joue pas franc jeu sur le respect de la propriété intellectuelle, sur les aides d’État, sur le rôle des sociétés gouvernementales, sur l’accès aux marchés publics. D’où la tentative européenne de créer un front uni afin de mieux négocier avec la Chine.

En même temps, le plan d’action arrive un peu tard. Quatorze pays européens, dont 11 membres de l’Union, ont déjà rejoint le projet des nouvelles routes de la soie et ne sont pas disposés à lever le nez sur les investissements chinois au moment où ils luttent contre des déficits chroniques et un chômage élevé.

La bataille du 5G

Devant le géant chinois, les Européens défendent leurs intérêts en ordre dispersé. Certains font remarquer que c’est une erreur, car la présence chinoise en Europe, mais aussi au Canada, en Asie et ailleurs, soulèverait la question de sa dangerosité pour la sécurité nationale. Est-ce le cas ? À cet égard, il y a des divergences profondes d’appréciation entre les États, comme on peut le constater avec la bataille autour de la technologie 5G de Huawei.

Depuis quelques années, le gouvernement américain a entrepris une campagne très musclée aux États-Unis et dans le monde afin de bloquer l’expansion de la technologie 5G de l’équipementier chinois Huawei, une entreprise créée il y a 30 ans et qui est un des fleurons de la Chine. Washington fait valoir que Huawei représente un risque parce que ses équipements pourraient être utilisés par les autorités chinoises pour espionner les communications et voler des données sensibles auprès de concurrents, mais aussi d’institutions politiques et militaires. Washington a même demandé au Canada d’arrêter la vice-présidente du groupe lorsqu’elle était en transit à Vancouver en décembre dernier.

Les Américains ne reculent devant aucune menace pour forcer leurs alliés à exclure Huawei. Par exemple, ils pourraient limiter la coopération en matière de renseignement. Déjà plusieurs pays, dont l’Australie et le Japon, ont décidé d’exclure Huawei de leur marché.

Laissons de côté le fait que les États-Unis écoutent les téléphones de nos dirigeants, lisent nos courriels, pillent nos données et posent ainsi un danger à notre sécurité nationale…

L’offensive américaine soulève de sérieuses questions sur les raisons véritables de cet acharnement.

Ainsi, selon le New York Times, des dirigeants européens et asiatiques se sont récemment plaints en privé de ce que le renseignement américain n’avait partagé avec les alliés dans ses rapports récents aucune information classifiée qui aurait pu démontrer comment le gouvernement chinois s’est servi de Huawei pour voler de l’information. Des dirigeants européens ont dit à leurs homologues que si les États-Unis détenaient la preuve que le gouvernement chinois s’était vraiment servi de Huawei à cette fin, cette preuve devrait être divulguée.

Pour sa part, le président de l’entreprise américaine AT&T, un compétiteur de Huawei, pense que le danger est ailleurs. Dans le même article, il explique que « le risque le plus important n’est pas que le gouvernement chinois puisse écouter nos conversations ou miner nos données si nous utilisons son matériel », mais provient du fait que de nombreuses infrastructures américaines comme les usines, les services publics ou les raffineries risquent d’être dépendantes de cette technologie. Il faut être prudent, dit-il.

On voit bien que les considérations de sécurité, certainement réelles, masquent en fait une guerre commerciale entre Washington et Pékin dans ce domaine des technologies. Plusieurs pays ont déjà réagi négativement à la campagne américaine. L’Allemagne vient de décider d’ouvrir à tous son appel d’offres pour l’équipement du pays en 5G. L’Inde, la Turquie, l’Arabie saoudite s’apprêtent à faire de même. Le Royaume-Uni pense que les risques potentiels liés à la construction du réseau 5G britannique par Huawei peuvent être contrôlés.

Pour sa part, le Canada n’a pas encore pris de décision, mais il serait sur la même longueur d’onde que les Britanniques malgré une campagne de presse bien organisée et destinée à noircir l’entreprise chinoise.

La bataille autour de la technologie 5G de Huawei nous renseigne beaucoup sur les fantasmes et les peurs que la Chine suscite chez les Occidentaux. Elle nous révèle aussi l’ampleur des batailles commerciales et économiques qui sont en train de façonner le XXIe siècle et qui obligent chaque État à repenser ses relations.

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