Grande Entrevue / Gilles Julien

Si Gilles Julien était...

UNE VILLE

Montréal, la plus belle, et Vancouver, la plus douce.

UN REMÈDE

L’amour, bien sûr.

UNE INVENTION

La pédiatrie sociale et communautaire.

UN PERSONNAGE HISTORIQUE

Albert Schweitzer, une idole de jeunesse qui le fascinait parce qu’il était à la fois médecin et musicien et dont il s’est inspiré en pratiquant la pédiatrie et la sculpture.

UNE CHANSON

Learning to Fly de Tom Petty et Comes a Time de Neil Young.

UN TABLEAU 

N’importe quel tableau de Modigliani. Ils sont tous d’une grande simplicité et d’une grande complexité.

UNE RÉVOLUTION

Aucune. Parce que la plupart des révolutions ont mené à pire après.

UNE IDÉE POLITIQUE

Les enfants d’abord. Si Gilles Julien avait le pouvoir, les enfants gouverneraient ou, en tout cas, ils seraient consultés et écoutés.

UN ANIMAL

L’être humain, qui est à la fois le pire et le meilleur du règne animal.

UN INSTRUMENT DE MUSIQUE

La clarinette pour le son particulier qu’elle produit et parce que c’est le seul instrument dont il aurait voulu jouer.

Grande Entrevue/Gilles Julien

Sauver le monde, mais lequel ?

Ce n’est pas vraiment un garage même s’il en porte le nom. Situé au 2080, rue Bennett, au cœur d’Hochelaga-Maisonneuve, le Garage à Musique du docteur Gilles Julien est, comme son nom l’indique, un lieu où les enfants de milieu défavorisé vont se mettre à l’abri des revers de la vie pour faire de la musique ensemble.

Un garage, donc, mais un garage cinq étoiles avec des murs colorés et fraîchement repeints, avec des locaux lumineux et bourrés d’instruments en excellent état. Alors qu’il n’y a pratiquement plus de cours de musique dans les écoles québécoises, ils battent leur plein tous les jours au Garage à Musique.

Violons, violoncelles, flûtes, guitares, clarinettes, pianos, tambours, tam-tam, nommez tous les instruments de la galaxie musicale et vous les retrouverez dans les salles de cet ancien squat et chalet communautaire du parc Ovila-Pelletier.

Le bâtiment a été rénové en 2011, grâce à une subvention de la Ville de Montréal, de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve et la générosité de l’entrepreneur Pomerleau.

Le DJulien m’y a donné rendez-vous cette semaine. Plus précisément à 8 h du matin, une heure avant qu’il n’ouvre les portes de sa clinique intégrée au Garage à Musique, où il reçoit des enfants en difficulté, toujours accompagnés de leurs parents, dans une approche humaniste qui mêle médecine, psychologie, orthopédagogie et travail social.

Le prétexte de notre rencontre, c’était la deuxième édition du concert-bénéfice pour le Garage à Musique qui aura lieu le 16 juin au Théâtre Denise-Pelletier. Soixante-dix enfants du Garage y accompagneront une brochette de vedettes qui se battent pour aider le pédiatre et qui, cette fois, ont pour nom Mario Pelchat, Laurence Jalbert et Nanette Workman.

Mais le concert-bénéfice, c’était le prétexte. La vraie raison, c’était d’enfin rencontrer le célèbre pédiatre, celui de la Guignolée et de la Fondation du même nom, celui qu’on a baptisé le père de la pédiatrie sociale québécoise, même si toute pédiatrie est, par définition, sociale. Celui, enfin, dont Joël Le Bigot et sa fidèle Ève Christian, sans oublier Christian Bégin, n’ont eu de cesse de nous vanter les mérites et les petits miracles depuis plus de 10 ans. 

C’est d’ailleurs un peu grâce à eux si le DJulien est devenu une vedette médiatique ou l’équivalent d’un saint moderne, encensé et admiré de tous. Mais c’est aussi un peu parce que le docteur aime bien la lumière, les honneurs et les médailles. Sur le site de sa fondation, j’ai compté plus de vingt-cinq prix et titres honorifiques allant de la Médaille d’honneur de l’Assemblée nationale aux Ordres du Canada et du Québec, en passant par une pléthore d’autres prix et de nominations comme Héros de l’année du Reader’s Digest ou Personnalité de La Presse, catégorie Sciences humaines en 2004. La reconnaissance sociale, le DJulien connaît bien, et contrairement à d’autres, il ne s’en passerait pas.

Pas que ça ne soit pas mérité. C’est pleinement mérité pour ce pédiatre en rupture de ban avec la machine bureaucratique médicale, qui, en parallèle du système, a réussi à bâtir un réseau de centres de pédiatrie communautaires aux multiples services intégrés pour assurer la santé et le bien-être d’enfants vulnérables, réseau qui suscite l’envie, sinon la jalousie, des CLSC et des hôpitaux.

« On espérait beaucoup du modèle d’intégration des CLSC, dit Gilles Julien, mais ça n’a pas été un succès. Les personnes âgées et en perte d’autonomie ont pris toute la place et les enfants ont été progressivement écartés. Les conflits interprofessionnels ont fait le reste. » 

« Aujourd’hui, un CLSC, c’est rendu du monde en arrière d’une vitre pare-balle qui veut voir votre carte soleil. »

— Le docteur Gilles Julien

La critique est dure et certains, comme le professeur Simon Lapierre, la contestent : « Ces organismes n’ont jamais bénéficié de la reconnaissance sociale et politique et des ressources dont disposent les centres de pédiatrie sociale », écrit-il dans une lettre ouverte au Devoir.

Parlant de ressources, le Garage à Musique, imaginé par l’avocate Hélène Sioui Trudel, conjointe du pédiatre, en regorge. Tout cela grâce à une subvention fédérale de 2,5 millions du Centre pour la prévention du crime. « On leur a fait valoir que nos enfants seraient mieux dans un band que dans un gang de rue et ils ont compris », affirme la directrice des communications de Gilles Julien.

Au milieu du couloir en face de son bureau, le pédiatre m’ouvre la porte de la classe de soutien scolaire fréquentée par des enfants du Garage en difficulté d’apprentissage. J’apprends que dans cette classe proprette et bien équipée, chaque enfant autour de la table a droit à son tuteur. Pour le temps qu’il veut : un mois, trois mois, un an, le temps que ça prendra pour remettre l’enfant sur les rails.

Un enfant, un tuteur ! Gilles Julien ne comprend pas pourquoi je suis soufflée. C’est pourtant simple : pendant que le gouvernement coupe partout en éducation et en santé, pendant que les CLSC sont devenus l’ombre d’eux-mêmes et que les hôpitaux peinent parfois à offrir des services de base, pendant que les enfants de la classe moyenne québécoise sont plus ou moins livrés à eux-mêmes dans des écoles surpeuplées qui pourrissent sous la moisissure, il existe, rue Bennett, une classe où chaque enfant défavorisé a son tuteur.

C’est à la fois extraordinaire et désolant. Extraordinaire parce que les petits mal-aimés de la société qui tombent entre les craques du système et foncent droit vers le mur de la délinquance et de la criminalité ont enfin une chance de s’en sortir. C’est désolant parce que l’inégalité que la social-démocratie devait régler persiste. Sauf qu’elle est inversée. Maintenant, en termes de services et de soutien, les riches sont les enfants défavorisés, sauvés par la générosité du privé. Les autres enfants, qui ne sont peut-être pas issus de milieux défavorisés mais qui présentent des difficultés d’apprentissage, une dyslexie ou des problèmes de déficit d’attention, sont de plus en plus abandonnés par l’État et sacrifiés aux compressions.

Et à ce chapitre, le Dr Julien ne se montre pas particulièrement compréhensif. « Je ne suis pas vraiment inquiet pour les enfants de la classe moyenne, dit-il. Mais je comprends par contre que ce que j’offre aux enfants vulnérables, l’État-providence n’a pas les moyens de l’offrir aux autres. Et c’est normal. Mais c’est aux familles de s’occuper de leurs enfants. » 

« On est passé d’un système où c’était la famille et le curé qui décidaient tout à un système mené par l’État qui en fin de compte a démobilisé et déresponsabilisé les parents. Il est temps de revenir à la famille, au milieu et à la communauté. L’État n’a pas à être un bon parent. »

— Le docteur Gilles Julien 

Le DJulien est particulièrement fier d’avoir monté son entreprise sociale grâce à la générosité de fondations privées comme celle de Claude et Lucie Chagnon et maintenant celle de Jean Coutu. Et tant pis pour ceux qui voient en l’aide privée de la charité chrétienne. Le DJulien voit les choses d’un autre œil. Pour lui, quand les entreprises donnent, ça n’est pas pour se déculpabiliser ni pour cautionner le désengagement de l’État. C’est pour apporter leur contribution et participer à la société, dit-il. Idem pour sa Guignolée, qui récolte du public des centaines de milliers de dollars.

Le DJulien préfère l’aide privée à l’aide de l’État. Sauf qu’il vient pour ainsi dire d’être piégé par sa propre logique.

Le gouvernement Couillard a annoncé qu’il allait lui verser une subvention de 22 millions sur cinq ans. Le pédiatre, qui est payé par la RAMQ en vertu d’un contrat spécial signé par Gaétan Barrette lui-même (à raison de sept heures par jour, cinq jours par semaine), corrige le chiffre et avance que la subvention pourrait atteindre 60 millions. « Sauf que je n’ai pas encore signé avec le gouvernement. Il reste un certain nombre de choses à régler comme la rémunération de mes médecins. Ils sont une trentaine. Il y a aussi toute la question de mon autonomie. Si le gouvernement demande de se mêler de mes affaires, alors je vais refuser son argent. Je tiens à mon autonomie par-dessus tout ! »

Au-dessus de ses affaires, Gilles Julien ? Un peu, mais convaincu qu’il sème le bien, qu’il sauve des vies et qu’à ce chapitre, il est irréprochable. Je lui demande s’il se considère comme un sauveur. Il répond à la blague bien sûr que oui, et ajoute, par mesure de prudence, qu’il est de la génération qui a voulu changer le monde et qu’il y croit encore même s’il s’est parfois planté.

Changer le monde, mais lequel ? Celui des plus vulnérables, cela est certain. Grâce aux centres de Gilles Julien, les plus démunis auront de meilleures chances de s’en sortir. Quant aux autres qui ne sont pas nés défavorisés mais qui chaque jour sont témoins, et parfois victimes, de la faillite du système, il faudra qu’ils s’arrangent autrement. Ou pas du tout.

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