Chronique

Vendre des armes, les yeux fermés

Si vous cherchez des informations sur la manière dont l’Arabie saoudite bafoue les droits de la personne, n’allez pas perdre votre temps sur le site internet du ministère canadien des Affaires étrangères. Vous n’y trouverez absolument rien.

Apparemment, la documentation à ce sujet est aussi absente des filières et tiroirs du Ministère. C’est ce qu’a appris l’auteur et enquêteur canadien Ken Rubin, lorsqu’il a fait appel à la Loi sur l’accès à l’information pour obtenir d’éventuels rapports sur les méfaits de la dictature saoudienne, pour les années 2013 et 2014.

But de sa démarche : s’assurer qu’Ottawa a pris ces données en considération avant de conclure un méga contrat de vente de matériel militaire avec Riyad. Ce n’est pas une préoccupation farfelue : officiellement, le Canada est tenu de s’assurer que les armes qu’il vend à un client potentiel ne serviront pas à réprimer des civils.

Dans le cas qui nous intéresse, ce n’est pas tout à fait n’importe quel contrat, mais une entente de 15 milliards de dollars qui fournira des véhicules blindés à l’armée saoudienne pendant une décennie. Ce n’est pas non plus n’importe quel client : avec ses séances de flagellation publique, ses décapitations, sa répression des femmes et de toute forme d’opposition, l’Arabie saoudite est sur la liste noire de toutes les organisations de défense des droits de l’homme de la planète.

Même le département d’État américain publie, sur son site web, un document de 18 pages détaillant les violations des droits commises en Arabie saoudite. Ça va de la torture aux punitions dégradantes, en passant par les procès inéquitables, les arrestations arbitraires, la répression de la liberté d’expression – n’en jetez plus, la cour du roi Salmane est pleine…

Rappelons-nous aussi qu’en 2011, quand la vague des printemps arabes a frappé le Bahreïn, l’Arabie saoudite s’est empressée d’intervenir pour étouffer le mouvement de révolte chez son voisin. Et encore maintenant, au moment d’écrire ces lignes, l’armée saoudienne continue de bombarder le Yémen, dans une opération militaire qui a déjà fait plus d’un millier de morts – en majorité des civils.

Il n’est pas tout à fait saugrenu de penser qu’à l’avenir, des blindés canadiens pourraient être utilisés dans des interventions militaires potentiellement répressives.

Apparemment, rien de tout cela n’a filtré aux oreilles d’Ottawa. Voici ce que le ministère des Affaires étrangères a répondu à la demande de Ken Rubin : « Veuillez prendre note qu’après une recherche exhaustive par les services de gestion de l’information du ministère, qui ont fouillé la documentation conservée dans nos registres, il n’existe aucune donnée relative à votre requête. »

Aucune. Nada. Nil. Pas un mot sur la dictature saoudienne dans les registres du ministère des Affaires étrangères à Ottawa.

Ce n’est pas la seule anomalie qui entache ce contrat militaire d’une ampleur sans précédent pour le Canada. Comme le signale Cesar Jaramillo, spécialiste des questions de désarmement à l’ONG pacifiste Ploughshares, le contrat de blindés a été annoncé en grande pompe en février 2014. Aux dernières nouvelles, le permis d’exportation de ces blindés n’avait toujours pas été délivré par Ottawa. Permis qui doit justement établir une garantie raisonnable que l’équipement militaire vendu ne se tournera pas contre des civils…

Ottawa a fait preuve d’un étonnant « haut degré de confiance » en annonçant ce contrat, et en lançant des opérations qui y sont liées, bien avant d’avoir reçu le feu vert, s’étonne Cesar Jaramillo. En d’autres mots : si on a mis ainsi la charrue avant les bœufs, c’est qu’on était pas mal sûr qu’elle pourrait avancer sans contrainte. Et que les prétendus mécanismes censés affirmer une utilisation morale de l’équipement canadien ne sont que des « tigres de papier », selon les mots de Cesar Jaramillo.

Quand il est question de vendre des armes, « la responsabilité sociale dont le gouvernement se targue est vide de sens », conclut Ken Rubin. Ce qui compte, ce sont les retombées économiques. Point à la ligne.

Ottawa a beau assurer que les permis d’exportation « sont cohérents avec la politique étrangère canadienne, y compris en ce qui concerne les droits humains », comme l’assure un courriel préformaté du ministère des Affaires étrangères. Il a beau promettre un rapport sur l’Arabie saoudienne pour 2015. L’ennui, c’est que c’est un peu tard, et pas du tout convaincant.

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Le plus ironique, c’est que le gouvernement canadien brandit, justement, ses mécanismes de contrôle des exportations militaires pour justifier son refus de signer le nouveau Traité sur le commerce des armes. Conclu sous l’égide de l’ONU, entré en vigueur en décembre 2014, cet accord historique a déjà été paraphé par 130 pays, et ratifié par 61. Une importante rencontre des pays signataires aura lieu au Mexique, cet été. Des rencontres préparatoires ont eu lieu en février et avril, à Trinidad et Vienne.

Où est le Canada dans cette vaste discussion sur la manière de réglementer le commerce des armes – et d’empêcher qu’elles ne tombent entre des mains indésirables ? Nulle part. « Nous sommes un non-joueur », résume Cesar Jaramillo.

Position que nous partageons avec d’autres grands absents, comme l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord.

Est-ce la faute au lobby des armes, qui croit, à tort, que le traité compliquera la vie des chasseurs canadiens ? Est-ce une autre manifestation de l’hostilité dont Ottawa fait preuve à l’égard de l’ONU ? Ou peut-être un peu les deux à la fois ?

C’est, en tout cas, très gênant.

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