Chronique

Aimer Montréal, haïr Montréal

On apprenait cette semaine sous la plume de mon collègue Pierre-André Normandin(1) que le solde migratoire de Montréal est déficitaire et même plus que jamais déficitaire. Je sais, cher lecteur, c’est samedi matin, et tu viens de lire les mots « solde migratoire déficitaire » et tu te demandes pourquoi tu es ici à me lire plutôt que d’être déjà en train de fureter dans notre nouvelle et sexy section Arts et être…

Reste un peu, je te jure qu’on ne va pas que parler de chiffres, on va aussi parler de la vie et du bonheur.

Montréal a donc perdu quelque chose comme 25 000 personnes en 2018, principalement des familles qui ont fui la ville pour la banlieue. Notre reporter citait des jeunes couples qui ont quitté Montréal quand ils ont eu des enfants, ce qui est un classique.

Car avoir des enfants, c’est vouloir des cours gazonnées et en avoir assez d’escalader des bancs de neige avec bébé dans la coquille du siège d’auto pour cause de pas-de-garage.

Parce qu’il faut avoir été VP de SNC-Lavalin dans le dossier libyen pour posséder une maison avec garage, à Montréal.

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Je lisais les mots de ces couples, désormais heureux à Saint-Lambert ou à Laval, et je les comprenais parfaitement : j’ai souvent songé à l’exil vers les banlieues, où je pourrais moi aussi aspirer à un peu de quiétude gazonnée, à un peu de fraîcheur les fesses dans ma piscine, à plus grand, à beaucoup plus grand, pour moins cher.

Je comprends la tentation de la banlieue et je ne juge pas les gens qui font ce choix, celui de quitter Montréal.

Je suis arrivé à Montréal en 1999 et j’ai songé mille fois à m’exiler, au gré de mes frustrations avec les nids-de-poule, les taxes, le bruit, les chantiers, les loyers hors de prix et les condos du même acabit.

Mais je me suis toujours ravisé, je suis toujours resté. Pour deux raisons.

La première raison est irrationnelle.

C’est qu’au fin fond de moi, j’aime la ville, j’aime cette ville. J’ai grandi en banlieue et quand j’y retourne, j’ai déjà hâte de m’en aller. Il y a quelque chose de rectiligne qui m’agresse dans les quartiers de banlieue. J’aime le désordre de la ville, j’aime le bordel de ma ville… Même si je l’haïs, des fois.

La deuxième raison est rationnelle, quasiment mathématique.

Ça tient à ce que j’ai trouvé dans un vieil article du nom de « There and Back Again » du magazine The New Yorker, publié en 2006(2), qui explore ce qu’on appelle commuting en anglais, l’acte de voyager de la maison au boulot à la maison. En français, le terme est (un crime contre la langue française du nom de) navettage.

Cet article fut une révélation pour moi, m’a attaché à la ville pour toujours. Il documente la fuite des Américains vers des banlieues de plus en plus éloignées et les trésors d’imagination qu’ils déploient pour gagner des minutes et des secondes lors de ces odyssées, sans oublier le génie qu’ils appliquent à tuer l’ennui pendant ces heures perdues.

L’article commence avec une absurdité qui illustre la folie du navettage moderne : la chaîne de garages Midas venait de faire un concours pour trouver le plus extrême « commuter » en Amérique. L’heureux gagnant : un Californien qui conduisait trois heures et demie pour aller travailler et trois heures et demie pour revenir du travail… Chaque jour.

Dans ce papier, j’ai appris que des universitaires ont quantifié le bonheur que l’on sacrifie quand on choisit d’aller vivre loin du travail.

Le politologue Robert Putnam, auteur de Bowling Alone, un livre sur l’érosion des liens sociaux, y explique que plus on habite loin du travail, plus on passe du temps à navetter, plus on court le risque de vivre de l’isolement social. « La règle est simple, dit-il. Chaque tranche de 10 minutes passée à navetter résulte en une baisse de 10 % dans nos connexions sociales. Navetter pour le travail est lié à l’isolement social, et l’isolement social cause un déficit de bonheur. »

Un économiste de l’Université de Zurich, Alois Stutzer, coauteur de l’article scientifique « Stress That Doesn’t Pay : The Commuting Paradox » (652 citations dans des publications savantes depuis 2004), y explique que pour être aussi satisfait de sa vie que si on est non-navetteur, il faut gagner 40 % de plus, si on fait deux heures de transit par jour à cause du travail (une heure aller, une heure retour).

Bref, les gens qui passent beaucoup de temps à voyager pour le travail sont systématiquement moins heureux, explique l’économiste Stutzer dans l’article du New Yorker.

Je suis allé lire l’étude suisse(3) en question, et les deux chercheurs ont accouché d’une fort jolie notation vectorielle (je vous comprendrais de fuir immédiatement vers Arts et être à ce point de la chronique) pour expliquer ce bonheur qui fond à mesure qu’on s’éloigne du boulot : 

ui = a + bDi + ei

Dans le fond, ce que vous venez de lire est un peu la recette du bonheur en matière de navettage, de temps perdu sur les ponts, dans les bouchons, à attendre le train de banlieue : oui, ça coûte moins cher de vivre loin du travail, mais le trouble qui vient avec vivre loin nous rend plus malheureux. C’est mathématique, disais-je…

Mais pourquoi accepter d’être plus malheureux en voyageant plus pour le travail ?

Réponse du journaliste du New Yorker, dont je me souviens chaque fois que je songe à crisser mon camp à Saint-Lambert depuis 13 ans : « Parce qu’on surévalue les bénéfices matériels d’habiter loin du boulot (argent, maison, prestige) et qu’on sous-évalue ce qu’on sacrifie à ces heures perdues à voyager (sommeil, exercice, plaisir)… »

Je ne veux jamais sous-évaluer la valeur du bonheur.

***

Vivre à Montréal, c’est un acte de foi qui exige de tolérer tout un tas de variables agressantes, des trottoirs glacés deux mois par année aux rues bloquées l’été à la faveur de foires commerciales et ventes-trottoir, en passant par le loyer et l’hypothèque qui coûtent plus cher, ici.

Je ne dis pas que je suis plus heureux que le banlieusard de Laval ou de Chambly. Je ne blâme personne de chercher son bonheur loin du 514.

Je dis que je ne sais pas grand-chose dans le vie mais que je sais ceci :  je serais malheureux en ta**** à perdre du temps pare-choc à pare-choc sur un pont, chaque jour.

Montréal, je t’aime plus que je te déteste, même si je te déteste souvent. Mais compte sur moi : je ne vais pas aggraver le déficit de ton solde migratoire, promis.

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