« Et ça fonctionne ? » Devant le comptoir des ordonnances d’une pharmacie Familiprix du quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal, nous tenons une boîte de 30 doses d’Oscillococcinum, un produit homéopathique censé « soulager les états grippaux ». Prix de vente : 37,99 $. Le hic : ce produit est si dilué qu’il ne contient en fait que du sucre et du lactose. Non seulement il n’existe aucune preuve de son efficacité, mais toutes les connaissances scientifiques pointent aussi dans la même direction : outre l’effet placebo, il n’y a aucune chance que ces capsules aient le moindre effet sur la grippe.
« Je l’ai déjà essayé et ça a marché, mais il faut faire vite. Aussitôt qu’on a les symptômes, ça peut aider », répond la pharmacienne Claudia-Jade Ratclif, qui ignore à ce moment parler à un journaliste.
Et ceux qui disent que l’homéopathie ne fonctionne pas ?
« Il y a deux ou trois produits qui marchent, et moi, je trouve que celui-là marche, oui. Je ne peux pas le garantir, mais il faut l’essayer », répond la professionnelle.
Au mois de février, en pleine saison de la grippe, La Presse a répété l’exercice dans 20 pharmacies montréalaises appartenant à de grandes chaînes (Pharmaprix, Jean Coutu, Proxim, Familiprix, Uniprix). Notre histoire était toujours la même : une amie, clouée au lit depuis deux jours, souffre de fièvre et de douleurs musculaires. Nous suspectons la grippe et avons entendu parler de l’Oscillococcinum. Nous voulons l’avis du pharmacien sur le produit.
Des 20 pharmacies visitées, 19 avaient le produit sur les rayons. Du lot, sept pharmaciens nous ont mis en garde contre l’Oscillococcinum et nous ont clairement recommandé de ne pas l’acheter. Dans six autres cas, nous sommes sortis de la pharmacie avec une recommandation d’achat. Celle-ci avait été faite par le pharmacien lui-même (quatre cas) ou par une technicienne que nous avons d’abord prise pour une pharmacienne puisque c’est à cette dernière que nous avions demandé de parler (un cas). Dans un Pharmaprix du centre-ville, notre demande a été dirigée vers une naturopathe travaillant en pharmacie, une situation qui contrevient au code de déontologie des pharmaciens (voir autre texte). La naturopathe nous a assuré que l’Oscillococcinum était un « casse-grippe » efficace.
Dans six autres établissements, les pharmaciens nous ont envoyé des messages ambigus. On y retrouvait certains avertissements, mais on ouvrait aussi la porte à la possibilité que le produit fonctionne.
Plus dilué qu’un atome dans l’Univers
L’Oscillococcinum, dont le gardien du Canadien Carey Price a déjà été un porte-parole, est fabriqué par l’entreprise française Les laboratoires Boiron. Le produit est basé sur des extraits de foie et de cœur de canard. Comme toujours avec l’homéopathie, ces extraits sont tellement dilués que, statistiquement parlant, il n’en reste plus aucune molécule dans les comprimés. Le fabricant Boiron affirme que la dilution de l’Oscillococcinum est de 200C, ce qui équivaut à une concentration de 1/10200 (1 suivi de 400 zéros). Ce niveau de dilution est farfelu et inatteignable – il est plusieurs ordres de grandeur plus faible qu’un seul atome parmi tous ceux de l’Univers.
Malgré cela, plusieurs pharmaciens nous ont affirmé que l’Oscillococcinum avait des chances de soulager la grippe.
« Il y a des personnes chez qui ça ne fonctionne pas du tout et d’autres qui ne jurent que par ça. Je pense que c’est très dépendant de la sensibilité de chacun au médicament. »
— Un pharmacien d’une succursale Brunet située près du métro Papineau
Juste en face, chez Proxim, un autre pharmacien a apporté des nuances.
« Au début seulement, nous a-t-il répondu lorsqu’on lui a demandé si le produit fonctionnait. Après deux jours, c’est trop tard. »
Notons qu’en 2016, la Cour d’appel a autorisé une citoyenne, Adanna Charles, à intenter une action collective contre le fabricant Boiron au nom de tous les résidants du Canada ayant acheté de l’Oscillococcinum depuis le 13 avril 2009. Mme Charles allègue des pratiques de vente et de marketing « trompeuses ».
Rappel à l’ordre
« C’est surprenant et décevant. On va faire un rappel à nos membres », indique Bertrand Bolduc, président de l’Ordre des pharmaciens du Québec, devant les résultats de notre petite enquête. Selon lui, les pharmaciens qui recommandent des produits homéopathiques se « placent en position précaire d’un point de vue déontologique ».
« Le pharmacien doit pratiquer selon l’état de la science. Il n’y a aucune donnée probante qui démontre l’efficacité de l’homéopathie pour aucune indication », rappelle-t-il.
Soulignons que dans la vaste majorité des cas, les pharmaciens ont recommandé d’autres mesures contre la grippe (se reposer, s’hydrater, prendre de l’acétaminophène comme le Tylenol ou de l’ibuprofène comme l’Advil pour lutter contre la fièvre et les douleurs musculaires). Avant de faire des recommandations, on nous a presque systématiquement demandé si l’amie en question était enceinte ou allaitait. Dans plusieurs cas, on sentait une volonté de respecter les différents points de vue sur l’homéopathie.
« C’est un médicament homéopathique, alors on ne sait pas si ça va fonctionner. Mais c’est peut-être une option dans un contexte où, pour la grippe, il n’y a pas grand-chose qui fonctionne à part traiter les symptômes », nous a dit un pharmacien dans un Jean-Coutu de l’avenue du Parc.
Ce pharmacien a bien précisé que l’homéopathie est basée sur des dilutions « énormes, énormes » et qu’il « n’y a pas de données scientifiques » montrant son efficacité. « Il y a certaines personnes chez qui ça fonctionne, a-t-il toutefois ajouté. Si c’est un effet placebo, tant mieux. Si ce n’est pas un effet placebo, on ne connaît pas tout. »
Un produit très répandu
En janvier dernier, le communicateur scientifique Jonathan Jarry, biologiste moléculaire et membre de l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill, a appelé 150 pharmacies de l’île de Montréal et découvert que les deux tiers d’entre elles tiennent de l’Oscillococcinum dans leurs rayons. C’est son travail qui nous a donné l’idée de ce reportage.
« Je pense que les pharmaciens qui ont recommandé l’Oscillococcinum doivent retourner sur les bancs d’école. L’homéopathie est basée sur des fondements préscientifiques qui ont été complètement déboulonnés. Ça ne fonctionne pas et ça ne peut pas fonctionner », a souligné M. Jarry devant les conclusions de notre exercice. Selon lui, le fait que de nombreux pharmaciens ont envoyé des messages ambigus par rapport à l’homéopathie reflète un tiraillement entre leurs connaissances scientifiques et « l’intérêt pécuniaire » des enseignes sous lesquelles ils travaillent.
« Ça démontre qu’on a un problème dans les pharmacies. »
— Le biologiste moléculaire Jonathan Jarry
Dans une déclaration écrite envoyée à La Presse, l’Association des bannières et chaînes de pharmacies du Québec (ABCPQ) a affirmé qu’elle avait « historiquement présumé que l’usage des médicaments homéopathiques était sans danger et qu’ils avaient une utilité pour certaines personnes ».
« Cependant, nous avons été informés au cours des dernières semaines de nouvelles publications que nous jugeons crédibles et qui mettent en doute leur efficacité », écrit l’association. Interrogé à ce sujet, le porte-parole Hugues Mousseau a précisé que ces « nouvelles publications » sont les articles de presse relatant l’enquête téléphonique de Jonathan Jarry, de l’Université McGill. L’ABCPQ dit avoir joint Santé Canada pour lui demander de réviser l’homologation de ces produits. Elle fournira aussi des affiches aux pharmaciens, à placer près des produits homéopathiques, rappelant l’absence de données probantes sur leur efficacité et invitant les clients à consulter le pharmacien.
L’Association québécoise des pharmaciens propriétaires dit quant à elle avoir envoyé récemment un rappel à ses membres pour leur rappeler « l’importance d’exercer leur jugement professionnel lorsque des patients se présentent en pharmacie pour se procurer des produits homéopathiques ».
Des études « de faible qualité »
Le fabricant Boiron affirme que l’Oscillococcinum a démontré son efficacité contre un placebo lors d’études cliniques. « Boiron soutient la science », affirme à La Presse Daniel Dereser, président de Boiron Canada, qui plaide aussi pour le « libre choix » des malades.
Des études cliniques sur l’Oscillococcinum existent bel et bien. En 2015, une méta-analyse les a regroupées afin de faire le point sur la question. Après avoir écarté les études non révisées par les pairs, les auteurs ont retenu deux études qui, ensemble, démontrent un certain avantage (7,7 %) dans la réduction des symptômes de la grippe de l’Oscillococcinum sur le placebo deux jours après leur apparition. Les auteurs préviennent toutefois que ces études sont de « faible qualité » et que le manque d’information sur les démarches utilisées rend le risque de biais impossible à évaluer.
Quant au prétendu mécanisme d’action, aucune notion scientifique ne peut expliquer comment un produit dilué au point qu’il ne contient plus aucune molécule active peut avoir un quelconque effet physiologique. L’Oscillococcinum ne contient que du sucre et du lactose. L’Ordre des pharmaciens du Québec estime que les prétentions des produits homéopathiques ne reposent sur « aucune donnée probante ».