Gilles Brassard et Luc Langevin

Les prestidigitateurs modernes

L’un a inventé la téléportation quantique et a été récompensé par le prestigieux prix Wolf de physique. L’autre est fabricant d’illusions et n’hésite pas à évoquer la mécanique quantique dans ses spectacles. Chacun à sa façon, Gilles Brassard et Luc Langevin sont des prestidigitateurs. Et l’Université de Montréal a organisé cette semaine une rencontre entre ces deux « Merlin des temps modernes ». Compte rendu d’une soirée peu banale.

Que se passe-t-il quand on place sur la même scène le scientifique Gilles Brassard et l’illusionniste Luc Langevin ? En gros, une explosion d’idées qui conduit à parler autant de téléportation que de magie, en passant par l’existence de Dieu.

C’est en cherchant une façon originale de souligner l’obtention du prix Wolf de Gilles Brassard que l’Université de Montréal a eu l’idée de réunir les deux hommes. Une rencontre préliminaire a confirmé qu’il existait des atomes crochus entre eux.

« À un certain moment, il y avait Gilles Brassard, grand théoricien en physique, et Luc Langevin, grand illusionniste, qui parlaient d’intrication quantique. Et nous, sur les abords, qui ne comprenions pas grand-chose. On s’est dit qu’ils seraient mieux capables de communiquer leur passion pour la science si on les préparait un peu ! », a lancé le doyen de l’Université de Montréal, Frédéric Bouchard, en guise d’introduction.

Gilles Brassard et Luc Langevin, même s’ils évoluent dans des univers très différents, ont plus en commun qu’il n’y paraît. Luc Langevin a fait des études en physique (il a même commencé un doctorat en biophotonique) avant de devenir illusionniste. 

« J’essayais juste de gagner du temps jusqu’à ce que je perce dans le milieu de la magie. C’était le plan machiavélique que je n’avais pas dit à mes parents. »

— L’illusionniste Luc Langevin

Gilles Brassard, de son côté, dit avoir vu sa vie « bouleversée » par la lecture du livre Les illusionnistes et leurs secrets alors qu’il était enfant. Le scientifique est aussi un admirateur de longue date de Luc Langevin et a assisté à plusieurs de ses spectacles, dont celui au cours duquel il parle de téléportation quantique avant de donner l’illusion qu’il se téléporte lui-même.

« Je regardais ça et je me disais : c’est super bon. Mais quel dommage pour le Québec qu’il ne dise pas que c’est une invention québécoise ! », a confié Gilles Brassard.

Intrigante intrication

C’est en effet lors d’un remue-méninges mythique, tenu en 1992 dans le bureau de Gilles Brassard, qu’est né le concept de téléportation quantique. En plus de M. Brassard s’y trouvaient le Québécois Claude Crépeau, les Américains Charles Bennett et William Wooters, l’Australien Richard Jozsa et l’Israélien Asher Peres (aujourd’hui disparu).

Les scientifiques présents ont réalisé qu’on pouvait tirer profit d’un concept appelé « intrication quantique », qui stipule que les états de deux particules peuvent être liés, peu importe la distance qui les sépare. Une mesure sur l’une des particules influence immédiatement le résultat de l’autre.

Les chercheurs ont postulé qu’on pouvait se servir du phénomène pour transférer des informations d’un endroit à un autre. Le concept a depuis été vérifié expérimentalement : les propriétés de diverses particules subatomiques et même d’atomes complets ont été téléportées.

Il est encore impossible, évidemment, de téléporter des humains, et ce n’est pas demain la veille qu’on y parviendra. Dans ses spectacles, Luc Langevin n’hésite pourtant pas à parler de téléportation quantique en termes scientifiques, puis à donner l’illusion de se téléporter lui-même ou de téléporter des spectateurs.

« J’essaie de faire en sorte que ce que je dis soit vrai, puis que les gens tirent les mauvaises conclusions », a lancé l’illusionniste, ce qui a déclenché des rires dans la foule. 

« Je parle d’intrication quantique, je dis que ça pourrait mener à la téléportation, puis je donne l’illusion de me téléporter. Ensuite, si vous voulez tirer la conclusion que j’ai utilisé l’intrication quantique, libre à vous ! » — Luc Langevin

N’y a-t-il pas là un danger de propager de fausses croyances ? lui a demandé un spectateur. Luc Langevin a convenu avec un sourire espiègle que son procédé est « un peu hypocrite ». Et, plus sérieusement, que ce risque peut exister.

« Cela dit, je pense que ça permet aux gens de s’intéresser à la science. Et le moindrement que tu as un peu de rigueur, tu peux distinguer le vrai du faux », estime-t-il. Selon lui, l’illusionnisme stimule l’esprit scientifique, car les spectateurs ne peuvent faire autrement que d’essayer de comprendre comment leurs sens ont été bernés. Luc Langevin dit même s’être donné la « mission de valoriser la science ».

« Si je parle de science à travers mes spectacles, il y a des jeunes qui vont voir la science comme ils ne l’ont jamais vue auparavant. Et si l’un d’eux devient le prochain Gilles Brassard, j’aurai fait mon travail », dit M. Langevin.

vive la science fondamentale

Les deux hommes ont ensuite prononcé un vibrant plaidoyer pour la science fondamentale, selon eux négligée dans notre société.

« Je n’ai absolument rien contre la recherche appliquée. Mais si on se contente d’appliquer les connaissances qu’on a déjà, ça va bien aller pendant x nombre d’années, puis il n’y aura plus de nouvelles idées dans le pipeline. »

— Gilles Brassard

Luc Langevin a dit souhaiter de son côté que la science occupe la même place dans les médias que les arts, la politique et les sports. Le feu d’artifice s’est poursuivi lorsque la salle a mitraillé les intervenants de toutes sortes de questions ; une étudiante est même allée jusqu’à demander aux conférenciers s’ils croyaient en Dieu. Gilles Brassard a répondu en incitant à garder l’esprit ouvert.

« Je n’y crois pas personnellement, parce que je n’ai pas besoin de lui pour expliquer le monde, a-t-il répondu. Mais s’il veut exister, je n’ai aucune objection ! »

Un prix prestigieux remis à Gilles Brassard

En mai dernier, Gilles Brassard a reçu le prix Wolf de physique, considéré comme le plus prestigieux de la discipline après le Nobel. Les prix Wolf, accordés par la fondation israélienne du même nom, récompensent les travaux exceptionnels en agriculture, en art, en chimie, en mathématiques, en médecine et en physique. Ironiquement, Gilles Brassard est professeur d’informatique et non de physique, et s’est décrit sur scène comme un « physicien amateur ». « Ça met pas mal de pression sur les autres physiciens ! », a aussitôt blagué Luc Langevin.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.