Chronique

Un bel os, pas de bœuf

Il y a 68 députés libéraux à l’Assemblée nationale et le président du syndicat des policiers de Montréal dit que l’un d’eux a pactisé avec la mafia.

Ce président de syndicat, Yves Francoeur, nous dit qu’il y a eu une enquête policière à son sujet, et au sujet d’un ex-député libéral. Que les faits remontent à 2012. Qu’il y a eu de l’écoute électronique et de la filature. Que le dossier, « prêt à procéder », a été remis aux procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Et ? Et rien. Il n’y a pas eu d’accusations parce que, dit-il, c’est « bloqué ». Bloqué « très haut ». Qu’il y a de l’obstruction et « de l'interférence ».

M. Francoeur a glissé ça jeudi matin dans une entrevue à l’émission de Paul Arcand, comme si de rien n’était.

M. Francoeur n’est pas n’importe qui. Il représente 4500 policiers du plus important corps de police au Québec.

Or, ce qu’il dit est d’une gravité extrême. Ça voudrait dire qu’une intervention politique empêcherait le dépôt d’accusations. Ça voudrait dire qu’un ou des procureurs seraient complices d’une opération d’entrave à la justice. Et ça voudrait dire que les enquêteurs au dossier laisseraient faire ça sans rien dire.

Ça fait beaucoup de monde impliqué dans un complot criminel. Est-ce « possible » ? Bien des choses sont possibles. Mais probable ? Permettez un léger doute. C’est un peu trop hénaurme pour qu’on balance cette histoire entre deux toasts le matin sans le début de la moindre preuve.

Ah, je sais, je sais, c’est tentant. On dit « libéral » et « corruption » dans la même phrase, ça ne choque même plus, ça va de soi, pas vrai ?

Il y a quand même un certain nombre de choses assez plates à rappeler, j’en suis désolé, moi aussi je raffole des complots.

D’abord, M. Francoeur n’a pas fourni le moindre fait permettant d’attester la véracité de cette histoire.

On a beau vérifier auprès des enquêteurs, personne ne sait de quoi il parle.

Curieux quand même que le président du syndicat sorte cette histoire dans une entrevue au 98,5 sur un tout autre sujet… le jour où est déposée une loi obligeant les policiers à porter l’uniforme.

Comment se fait-il qu’il n’ait pas révélé cette histoire auparavant ? C’est du plus haut intérêt public ! Il a laissé faire ? Depuis quand est-il au courant ?

Annick Murphy, la directrice des poursuites criminelles et pénales, a dit jeudi n’avoir jamais vu ce dossier. Elle serait bien mal avisée de mentir : il serait assez facile de démontrer que le dossier a été remis au DPCP.

Quel dossier, au fait ? En quelle année ? Visant qui ?

Bien hâte de voir ce que M. Francoeur a dit à l’UPAC hier. Pensez donc, ce policier n’avait pas pensé à… appeler la police.

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Cette déclaration arrive la même semaine où Le Journal de Montréal révèle quelques détails sur l’enquête de l’UPAC sur le grand financier du Parti libéral du Québec et Jean Charest.

Une semaine où l’opposition a accusé ni plus ni moins le gouvernement d’intervenir pour bloquer le dépôt d’accusations, parlant d’une « immunité libérale ».

Encore là, ce qu’on sait, c’est qu’il y a bel et bien une enquête.

Elle ne date pas d’hier. Les médias rapportent depuis plusieurs années que l’Unité permanente anticorruption enquête sur Marc Bibeau. En 2014, La Presse écrivait que M. Bibeau était « sous la loupe » de l’UPAC. Des perquisitions ont eu lieu aux bureaux de plusieurs des entreprises de sa famille, dont Schokbeton.

Le rapport Charbonneau documente le fait que M. Bibeau était un pivot du financement du Parti libéral sous Jean Charest, c’est-à-dire dès le début des années 2000. Des témoins sont venus expliquer que M. Bibeau était le lien entre un certain milieu des affaires et Jean Charest, nouveau venu en politique québécoise. Un homme d’affaires a dit s’être fait demander beaucoup plus d’argent pour le PLQ par Marc Bibeau s’il voulait conserver ses contrats avec Hydro-Québec.

Le système de financement illégal « sectoriel » a été bien démontré. Des prête-noms faisaient des dons « personnels » qui provenaient en vérité des coffres de l’entreprise. Et si les libéraux n’ont pas été les seuls à le faire, ils ont certainement le championnat.

Tout ceci est illégal, mais pas forcément criminel. Là où ça devient potentiellement criminel, c’est quand il y a une contrepartie promise au donateur. Ou une nomination.

Or, on sait également que M. Bibeau avait une influence considérable au bureau du premier ministre, même s’il n’avait aucune fonction au gouvernement.

Ces enquêtes sont longues et compliquées, parce que ces manœuvres se font sans laisser de traces écrites.

Mais absolument rien n’indique que l’enquête est « bloquée » politiquement ou qu’on empêche le dépôt d’accusations – ce qui serait encore là de l’entrave à la justice et un scandale pire encore. Elle se poursuit.

***

Le DPCP est une instance indépendante du gouvernement et je ne connais aucun procureur qui accepterait de se laisser dire quoi faire – et de devenir complice d’un crime. Je n’ai entendu personne remettre en question l’intégrité de Me Murphy.

C’est vrai, cette fonction, comme celle de commissaire de l’UPAC, devrait être une nomination de l’Assemblée nationale, et non du gouvernement. Je doute que ça mette fin aux théories, mais ce serait certainement une bonne idée.

En attendant, ce serait bien que M. Francoeur mette un peu de bœuf autour de l’os qu’il a lancé aux médias. Autrement, on va croire qu’il joue un jeu très dangereux qui consiste à utiliser des rumeurs ou des demi-informations policières censées être confidentielles contre le pouvoir politique pour des raisons syndicales. Ou qu’il dit n’importe quoi.

Si le système est à ce point perverti, il doit nous rendre le service essentiel de le démontrer.

En ce moment, tout se passe comme si le fardeau de la preuve de l’intervention politique était inversé. Et on dirait que ça n’agace personne.

Eh bien, moi, ça m’inquiète.

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