Chronique

Pas de raison d’arrêter

Sur le site web de Couche-Tard, il y a une section historique où l’on explique, avec des images, les débuts de l’entreprise et les différentes acquisitions de la chaîne au fil des ans.

On dirait un vrai voyage dans le Québec des 35 dernières années où des marques comme Provi-Soir, Perrette et La Maisonnée sont évoquées, comme si on les sortait des boules à mites.

On constate en cheminant à travers tout cela à quel point le dépanneur a joué un rôle crucial à une époque où il était impensable d’acheter une pinte de lait ou un paquet de biscuits dans un supermarché passé 18 h en début de semaine ou 21 h les jeudi et vendredi ou 17 h le samedi. Le dimanche ? Tout était fermé.

C’est pour ça que, pour les étourdis de la course ayant oublié l’essentiel, il y avait le dépanneur. Ou l’accommodation, comme on dit dans certaines régions au Québec. On y vendait surtout de la nourriture, comme du lait ou de la soupe en conserve. Pas de produits frais, mais pas autant de crottes de fromage et de beignes que maintenant. Évidemment, avant que la SAQ ne décoince les horaires de ses succursales, c’était aussi le seul lieu où l’on pouvait acheter du vin…. Du vin de dépanneur, importé en vrac et nécessairement embouteillé au Québec. C’est dans cet univers aux horaires restrictifs que les Jean Coutu, avec leur offre bien plus vaste que la simple pharmacie, ont pris leur essor.

Un dépanneur, donc, c’était rassurant. Il nous permettait d’être convaincus qu’on ne serait jamais totalement mal pris, une fois une recette lancée. On y trouvait des œufs, du sucre, peut-être même de la poudre à pâte. Pas de chargeur de téléphone. Pas de casquette ou de sent-bon pour la voiture. Pas de hot-dogs. Plusieurs appartenaient à des grandes chaînes d’épiceries.

Quand la loi sur les heures d’ouverture a changé au Québec en 1992 et qu’on a finalement permis aux supermarchés de rester ouverts beaucoup plus longtemps, la donne a changé, mais cela n’a pas du tout arrêté Couche-Tard, au contraire.

Surtout que les supermarchés se délestaient de ces commerces. Ils n’avaient plus leur raison d’être au sein de leurs réseaux puisque les grandes surfaces pouvaient enfin rester ouvertes tard et offrir bien plus que le petit stock de leurs dépanneurs, ou dep’ comme disent les Anglo-Québécois maintenant, qui ont totalement adopté l’expression.

Couche-Tard, donc, en a profité pour acheter, acheter, et elle n’a fait que prendre de l’expansion. Ici et ailleurs. Et elle s’est transformée pour ne plus servir de solution de rechange à un supermarché fermé, mais bien pour fournir à ses clients de meilleures sélections de produits dans l’indulgence abordable.

En chemin, inspirée par le modèle américain, Couche-Tard s’est concentrée de plus en plus vers l’essence, et aujourd’hui, Alimentation Couche-Tard est réellement tout autant un détaillant de carburant qu’un vendeur de boissons gazeuses, de chips et de « sloches » baroques dont les campagnes publicitaires, vous vous rappelez, ont à une époque créé bien des remous. Il y en avait une jaune appelée « poussin écrasé » et c’était un produit culte chez les ados au tournant du millénaire.

Bref, on appelle encore les Couche-Tard des dépanneurs, mais on est loin, très loin, du Perrette ou du Provi-Soir de jadis avec leur vin médiocre et leurs pains vendus deux fois plus cher qu’en épicerie.

***

Hier, en voyant que l’entreprise venait d’acquérir CST Brands, un de ses concurrents américains – il ne reste donc maintenant réellement que 7-Eleven de son calibre –, je me suis demandé si ce n’était pas trop : 4,4 milliards US pour grossir encore et encore. « Pas du tout », m’a répondu Jacques Nantel, ex-prof de HEC Montréal et grand spécialiste du commerce de détail. « Ils ont un concept simple, mais ils le maîtrisent tellement bien qu’il n’y a pas de raison d’arrêter. » Surtout, ajoute-t-il, que la taille du réseau permet toujours d’améliorer le pouvoir de négociation face aux fournisseurs, même les plus gros.

Couche-Tard, bref, c’est rendu McDo. Une référence dans un genre commercial qui reste sur la sellette tout en étant rodé au quart de tour.

« Ils ont les habiletés du détaillant qui fait parfaitement bien sa job, notamment celle de compter les cennes noires. »

— Jacques Nantel

Le professeur raconte qu’il a un jour vu Alain Bouchard, fondateur et président du conseil d’administration de Couche-Tard, dans son bureau, vérifier lui-même le compte de téléphone d’un de ses commerces. « Et je suis certain que bien des gens ont des anecdotes semblables à son sujet. »

Le génie de Couche-Tard, dit-il, c’est de toujours réussir à ne laisser aucune place à l’à-peu-près.

Un petit gratteux avec ça ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.