RÉFLEXION

Devant la souffrance, cessons de regarder de l’autre côté

About suffering, they were never wrong, the old masters*. 

Cette première strophe est tirée d’un poème de W.H. Auden dans lequel il nous oblige à reconnaître que la souffrance et la douleur affligent, alors que la vie courante continue et que l’on regarde souvent de l’autre côté…

Ces mots écrits en 1938 sont encore plus vivants aujourd’hui. Ce poème m’est toujours apparu important. Il a transformé ma vie, m’enjoignant de tenter, au quotidien, de défier l’indifférence et de personnifier la volonté de la communauté de voir aux besoins de l’autre, celui qui souffre et qui espère que la société saura l’aider.

Mais la bienveillance est devenue une business, principalement en santé. L’État a abandonné sa mission de trouver de nouvelles voies pour soigner, laissant ce « risque » au domaine privé, tout en créant une réglementation visant à se disculper et se protéger plutôt qu’aider au meilleur de sa capacité. Au demeurant, on peut aussi dire que la médecine a en partie suivi ce créneau, à l’instar de chaque profession liée à la santé…

Une information a fait la une dernièrement : une option thérapeutique conçue par un groupe de chercheurs contre une pathologie génétique dévastatrice qui touche un petit groupe de patients ne peut être mise sur le marché à cause de son coût. Il était trop facile d’accuser l’entreprise propriétaire des droits de cette thérapie.

On a oublié, dans cette nouvelle, que la société, par son gouvernement, a abdiqué son rôle et a laissé tout le champ du développement de nouvelles thérapies au privé, en l’entourant de lois et d’obligations qui ont certes forcé à améliorer la preuve scientifique, mais qui ont aussi occasionné une majoration des coûts de développement, principalement pour les pathologies qui touchent un petit nombre de patients.

À qui la faute alors ? Loin de moi l’idée d’excuser l’industrie pharmaceutique, qui peut légitimement plaider les risques financiers encourus pour justifier leur retour sur l’investissement, mais il faut poser des questions pour comprendre tous les éléments qui poussent à la montée vertigineuse des coûts des nouveaux traitements, incluant les causes imputables au gouvernement lui-même.

Les bonzes de la santé parlent d’une révolution attendue des soins basée sur une approche personnalisée pour chaque patient, mais les dirigeants n’ont pas considéré que cela doit venir avec des moyens.

Traiter une personne coûte nettement plus cher que traiter plusieurs personnes, parce qu’alors chacun devient un objet de recherche plutôt que l’ensemble. Il n’y alors pas de façon de réduire les coûts en les répartissant sur un grand nombre.

Les patients qui souffrent d’hypertriglycéridémie familiale l’ont appris à leurs dépens, espérant une thérapie génique qui a déjà aidé grandement ceux qui ont participé à l’étude clinique. Mais cette nouvelle est apparue et disparue dans l’indifférence d’une masse qui continue à vivre et ne semble pas pouvoir s’attarder aux souffrances de chacun. 

Rappelons que de la même façon, chaque patient qui a un cancer doit être considéré comme un cas unique, mais les obligations des autorités de la santé ne permettent pas d’agir comme tel, au vu et au su des membres d’une société qui ne se sent pas impliquée, à moins que ses proches ne soient touchés.

Un million de dollars pour améliorer une vie, la rendre sans souffrance et la rendre « normale », est-ce si cher par rapport au coût de prendre une vie dans un contexte de conflit armé ?

De fait, les dépenses moyennes en défense font en sorte qu’une mort en période de conflit coûte plus 2 millions si on se fie aux données de la guerre en Afghanistan, par exemple. Et les morts que génère la guerre passent aussi dans l’indifférence, sans que l’on ne remette en question l’argent dépensé pour permettre de continuer à vivre en regardant de l’autre côté.

Des traitements soutenus par des preuves scientifiques importantes sont refusés pour des raisons financières. On peut concevoir que c’est une décision de société. Par contre, pourquoi ne remet-on pas aussi en question les décisions politiques coûteuses qui sont prises sans preuve suffisante pour les justifier ? 

Plusieurs se plaignent que la santé est un trou sans fond, que les besoins sont infinis. C’est vrai ; la souffrance liée à des problèmes de santé pourrait prendre toutes nos ressources. Mais si on peut prouver que cet argent est bien dépensé, peut-on prétendre que ces dépenses sont injustifiées ?

Si les politiciens osaient soumettre leurs actions aux mêmes contraintes que celles qui sont imposées pour introduire tout nouveau traitement, il y a fort à parier que plusieurs dépenses publiques seraient refusées.

Mais il faut vivre selon d’autres critères parfois, en se souvenant du poème de W.H. Auden mentionné ci-haut.

En santé, il faut favoriser l’aide aux patients esseulés qui sont dans le besoin, tout comme on veut aider l’indigent qui souffre des conditions que lui impose la société. Il faut recentrer le débat et cesser de prétendre qu’il y a un coupable, alors que la société et ses gouvernants sont tous deux à mettre en cause dans nos décisions de regarder de l’autre côté quand la souffrance continue de sévir.

À l’approche du temps des Fêtes, les réjouissances peuvent paraître futiles pour ceux qui attendent des cures. Mais en fait, ils aspirent seulement au même type de bonheur sans contraintes et sans arrière-pensées qui devrait être l’objectif communautaire de notre vie en société.

* W.H. Auden, Musée des Beaux Arts (1938)

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