Les lignes horizontales

Mélange spatiotemporel

La ballade d’Ali Baba

Catherine Mavrikakis

Héliotrope, 212 pages

Lorsqu’on entame une lecture un petit lundi de février à -23, seul au chalet les pieds devant le feu de la cheminée, on se dit que peut-être un continent vient-il de couler ou qu’une guerre vient-elle d’éclater, mais qu’on s’en occupera demain.

Mon installation est tellement confortable, c’en est ridicule. Fauteuil, pouffe, feu, jeté. Oui, jeté. Non pas une couverture mais bien un jeté. La différence entre couverture et jeté ? Notre âge. Le passage de la couverture au jeté confirme qu’on a bien abandonné l’idée d’être lead guitar dans un groupe rock et qu’on est maintenant quelqu’un qui… achète des jetés.

J’ai le grand plaisir cette année d’être parrain d’honneur de la douzième édition du Prix littéraire des collégiens. Des centaines d’élèves de collèges et cégeps du Québec débattront des cinq œuvres sélectionnées pour en élire une gagnante, le 10 avril prochain au Salon du livre de Québec.

Mes textes de février et mars portent sur les œuvres finalistes. Voici donc mon expérience de lecture avec La ballade d’Ali Baba de Catherine Mavrikakis.

En tâtonnant l’objet, on constate d’importants écarts de temps et de lieu entre les chapitres. De Key West 1968, on passe à Las Vegas 1970, et on enchaîne avec Montréal 2013, puis Alger 1939 et Florence 1966, etc. Le lecteur sera curieux d’apprendre comment toute cette histoire est ficelée et entamera sa lecture avec le visage intrigué du p’tit Français qui jouait dans Les intrépides avec Jessica Barker en 92. Référence obscure, j’en conviens, mais faites-moi confiance, très drôle.

Mais avant tout, je dois préparer mon feu de foyer, une opération qui tire quelque part entre le lamentable et l’interminable. Le problème étant que je n’arrive jamais à faire des boules de papier journal sans relire toutes les nouvelles qui me passent entre les mains.

J’espère tellement rejoindre certains d’entre vous et ne pas être seul à préparer du papier pour un feu en me retrouvant à lire le compte rendu d’un triste match Canadien-Panthers d’octobre 2012… ou à relire, en février, des critiques du dernier Bye Bye.

Premier chapitre, Key West, 31 décembre 1968. La route vers, en fait. Deux jours en voiture, en famille. Érina, l’aînée, et ses sœurs jumelles cohabitent sur la banquette arrière. J’ai grandi entre deux sœurs sur une banquette arrière, mais trois sœurs… je n’ose même pas imaginer. J’en frémis presque sous mon jeté…

La composition d’un lot de papier à brûler se traverse justement comme La ballade d’Ali Baba, tamponnant d’une époque à une autre, de pays en pays. De vieux journaux peuvent rester très longtemps au bas de la pile si on ajoute toujours les plus récents par-dessus. Je déterre ainsi quelques pages d’un Toronto Sun de 1997. (Aucune idée…) J’ai évidemment perdu vingt minutes à lire des articles sur le concert de Third Eye Blind et l’arrivée future de la télé en 3D. (Y’est arrivé quoi avec tout ça ?)

Deuxième chapitre, Las Vegas, février 1970. Je roucoule presque. (Les gens ne roucoulent pas assez.) Car j’adore les années 70 et tout ce qui est Vegas dans les années 70. Vassili, le père immigrant, joue au casino et se donne en spectacle. Érina se retrouve porte-bonheur de papa jusqu’à ce qu’ils se fassent montrer la porte du casino. Au deuxième chapitre, Vassili, séducteur, nomade, absent, est déjà comme un personnage de film dont on a envie de tout savoir.

J’envoie au feu un article évoquant l’arrivée de Michael Applebaum à la mairie de Montréal comme le début d’une ère prospère…

L’histoire aussi se transporte à Montréal, en février 2013. Sous la neige, Vassili, pourtant décédé, réapparaît, comme dans un conte, et on entre dans une autre dimension. Dans une réflexion aussi, sur la mort, celle du père. Mais le tout a quelque chose de lumineux et de léger :

« Je regardai longuement dehors et la vie me sembla là, juste là au milieu de ce petit appartement où mon père et Sofia s’affairaient à me préparer une collation. Il y avait quelque chose de tellement vivant, de tellement heureux dans ce minuscule appartement surplombant la tempête. »

Les prochaines pages que je m’apprête à chiffonner et brûler sont en fait celles du cahier souvenir de La Presse consacré à Jean Béliveau au moment de sa mort. Mais je n’y arriverai pas. Peut-être en raison de ma lecture qui devient presque une méditation sur notre rapport aux disparus, mais il m’est impossible de brûler le dernier hommage, de mettre le feu à feu Jean Béliveau.

À la page 166, je suis heureux de lire le mot « roucoulades », moi qui venais de me plaindre que les gens ne roucoulent pas assez…

À la fin, on aura passé aussi par le Montréal des années 60, New York et Kalamazoo. L’ouvrage nous transporte dans les souvenirs d’une famille déracinée, et ce, à grande vitesse. Soyez donc attentif à votre papier journal, si vous accompagnez vos séances de lecture de La ballade d’Ali Baba de feux de foyer, car j’ai cru voir Michael Applebaum à Las Vegas en 1970, Vassili dans le dernier Bye Bye et Jean Béliveau acheter une télé 3D à Kalamazoo…

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.