Pohénégamook

Rue de la Frontière

Le village de Pohénégamook, dans le Bas-Saint-Laurent, est à l’extrémité est de la frontière Québec–États-Unis. Visite d’une de ses rues, toute particulière.

Prisonniers des États-Unis

Yvan Fournier, René Théberge, Gaétan Briand et Dany Lord préparent leur souper. Ça rit, ça jase, et la maison fleure bon le bacon. Les quatre travailleurs forestiers couchent tous les soirs dans cette maison, dont l’entrée est située à exactement 37 pas de la frontière, en territoire américain.

Pourtant, leurs domiciles respectifs sont à moins de cinq minutes d’ici. « Ma femme est là, dans ma maison, à côté de la caisse pop », montre Gaétan Briand par la fenêtre.

Mais s’ils couchent dans leurs lits ce soir, ils se retrouveront dans l’illégalité demain matin. Ils partent dans le bois très tôt : à cette heure, la douane américaine est fermée. S’ils veulent travailler dans le Maine, ils sont donc prisonniers aux États-Unis tous les soirs.

Demain matin, ils partiront vers 4 h, feront au moins une heure de route dans le chemin forestier qui sillonne les forêts sauvages du Maine et iront manœuvrer leurs machines pendant 12 grosses heures. En revenant du côté canadien, ils se dédouanent par téléphone.

C’est la principale raison d’exister de cette douane du secteur Estcourt : le bois. Les grands troncs, qui sont débités dans les scieries québécoises après avoir été abattus dans le Maine. Ici, près de 40 % de la population active est employée par le secteur forestier.

Les quatre gars sont payés en dollars américains et, à la fin de l’année, doivent faire trois déclarations de revenus, une pour le Québec, une pour le Canada et une pour le Maine. Le sous-traitant du géant Irving pour lequel ils travaillent a acheté cette maison… qui leur permet de travailler.

Et c’est dur, cette vie d’exil à cinq minutes de la maison ? 

« Pantoute ! On est bien, ici ! On est en vacances, pis nos femmes aussi sont en vacances ! »

— Yvan Fournier

Le bébé- frontière

Couchée sur la table de la cuisine, Florence Richard gigote joyeusement dans son petit pyjama constellé de chats roses. Elle l’ignore, bien sûr, mais le bébé de 4 mois a la tête aux États-Unis et les pieds au Canada. La frontière passe ici, juste au centre de la table de cuisine de François Richard.

Le 22 décembre dernier, le jeune homme de 28 ans et sa conjointe Caroline Massé, 24 ans, ont racheté la maison du grand-père de François. Il s’agit donc de la troisième génération qui habite cette maison blanche située… rue de la Frontière.

Son grand-père avait tracé une ligne au crayon noir sur sa maison pour signaler le passage de la frontière. Les agents frontaliers lui ont plutôt proposé une plaque. Elle est toujours là. Sa grand-mère est née dans la maison voisine, située, elle, sur le sol américain. « Elle était née à l’hôpital, alors elle était canadienne, dit François. Sa sœur était née à la maison, alors elle était américaine. »

Environ un quart de la maison se trouve sur le sol américain, mais l’adresse est canadienne. Le bâtiment est donc considéré comme une extension du territoire canadien. À l’intérieur, la cuisine et la salle à manger sont aux États-Unis, et le salon est au Canada.

« On vit sur la frontière… mais on n’a pas l’impression de vivre sur la frontière. Ne vous inquiétez pas, je ne paie pas de frais internationaux sur mon cellulaire ! »

— François Richard

Vivre sur la frontière occasionne néanmoins quelques désagréments. Il a été impossible, pour le jeune homme, d’obtenir un prêt hypothécaire pour acheter sa maison. « En cas de non-paiement, la caisse ne peut pas saisir, puisqu’elle est en partie située en territoire américain ! »

Des arpenteurs ivres

Guildo Morneau vit depuis 50 ans dans une maison coupée en deux par la frontière. Il regarde sa télé au Canada et chauffe son poêle à bois aux États-Unis. Il a même fait percer une porte en territoire canadien pour le pharmacien qui lui livrait ses médicaments.

« Il ne voulait pas livrer des pilules chez nous : il était aux États-Unis ! »

— Guildo Morneau

Jeune, M. Morneau arpentait sans problème les champs qui s’étendent – sur le sol américain – derrière sa maison. Il allait acheter des cigarettes – américaines – au magasin général du bout de la rue de la Frontière. Mais pourquoi les maisons de la rue de la Frontière se sont-elles ainsi retrouvées à cheval sur deux pays ?

L’histoire de ce tracé est longue et controversée, et commence en 1783. Les États-Unis auraient voulu obtenir un accès au fleuve Saint-Laurent. Devant la résistance, ils y renonceront. S’engage alors, dans la région, une série d’escarmouches sur la question du territoire, la bien nommée « guerre de dentelle ». Au milieu du XIXe siècle, un traité établit la frontière, qui devait suivre la rivière Saint-Jean dans la région. Petit problème : les arpenteurs canadiens et américains font la fête un soir. Le lendemain ils repartent… par la mauvaise rivière !

On réarrangera la frontière par la suite. Des maisons se construisent sur la frontière, qui permettent parfois à des criminels d’échapper à la loi, à des conscrits d’échapper à la guerre ou à des contrebandiers de faire des affaires d’or. Le tracé de la frontière deviendra définitif en 1908. À compter de cette date, aucune nouvelle maison n’a pu être construite sur la frontière.

Curiosité nationale

Il y a longtemps que ces villages-frontières suscitent la curiosité. Il y a 40 ans, un photographe est passé chez les grands-parents de Renée Trudel. Dans son cliché, la grand-mère est dans une fenêtre, et le grand-père dans l’autre… et bien sûr, les deux ne se trouvent pas dans le même pays.

« Le lit de ma grand-mère était séparé en deux. »

— Renée Trudel

Le cliché s’est retrouvé dans Entre amis, un livre-album sur la frontière canado-américaine illustré des plus belles photos du genre.

Ici, dans le Bas-Saint-Laurent, la frontière se confond avec la forêt : elle est une simple cicatrice blanche dans les sapins qui hérissent une colline, elle est une borne qui pointe dans un stationnement, elle est sur un petit pont en bois qui conclut cette rue de la Frontière.

Allers- retours contrôlés

Tous les résidants de la rue de la Frontière vous le diront : le 11 septembre 2001 marque un tournant dans leur vie. Les allers-retours auparavant tolérés ont été subitement interdits. Pendant plusieurs mois, une résidante a même dû s’enregistrer à la douane américaine pour aller récolter les carottes de son propre jardin !

Le symbole de cela, c’est le poste d’essence Gulf, situé en territoire américain. Un mois après l’écrasement des tours jumelles, un résidant canadien, Michel Fradette, vient faire le plein. La douane américaine est fermée : son passage en territoire américain est donc illégal. Il est contrôlé par les agents à sa sortie et, comme il revient de la chasse, il a des armes dans sa voiture. Il est arrêté et condamné. C’est une première dans l’histoire du petit village.

Résultat : maintenant, pour aller faire le plein à la station Gulf, il faut d’abord s’enregistrer à la douane américaine. Une fois le plein fait, il faut repasser aux bureaux de la douane canadienne, pour avoir le droit de rouler au Canada.

« Je ne vais jamais gazer là. C’est bien trop compliqué ! »

— Renette Pelletier

Mme Pelletier, 75 ans, habite juste à côté du poste d’essence depuis 1969. Pendant des années, elle a nourri les douaniers américains qui travaillaient juste à côté de chez elle.

Mais la station Gulf américaine est essentielle à l’économie locale : la présence de ce concurrent « étranger » permet aux stations situées à proximité, sur le sol québécois, de vendre leur essence beaucoup moins cher grâce à une clause de concurrence incluse depuis des décennies dans la loi.

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