Entrevue avec Isabelle Barbéris, auteure de l’art du politiquement correct

« Une peur croissante de représenter l’autre »

Entrevue avec Isabelle Barbéris, auteure de L’art du politiquement correct

Depuis quelques années, Isabelle Barbéris est à couteaux tirés avec la « gauche identitaire ». Cette spécialiste parisienne du théâtre a même fait l’objet d’une plainte pour avoir publié sur Facebook une photo de bébé phoque pour dénoncer le moralisme d’un metteur en scène, que ce dernier a assimilé à une injure homophobe. Mme Barbéris vient de publier le pamphlet L’art du politiquement correct, où elle revient notamment sur les controverses entourant SLĀV et Kanata. La Presse s’est entretenue avec elle.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Je suis chercheuse au CNRS et j’ai beaucoup observé la scène artistique contemporaine. Dans les cinq dernières années, j’ai observé qu’il y avait un très fort courant de moralisation du discours des artistes. Il y a une peur croissante de représenter l’autre, il ne faut parler que de soi. C’est le problème de l’appropriation culturelle.

La lutte contre l’appropriation culturelle part tout de même du message blessant de la culture occidentale à l’époque coloniale, l’orientalisme, des livres comme Tintin au Congo. Ne faut-il pas reconnaître la nécessité de réparer les erreurs du passé ?

C’est vrai, c’est une blessure vive. Mais les querelles entourant l’appropriation culturelle renforcent l’orientalisme au lieu de désorientaliser les représentations de l’autre. On a encore plus de stéréotypes. En France, on a vu réapparaître la figure du bon sauvage, l’idée que les cultures non occidentales sont nécessairement pures et bonnes. Je n’ai pas la solution. Instinctivement, j’aurais recours à la dérision, à l’absurde, plutôt qu’aux revendications identitaires, aux condamnations sans procès. Je comprends que le geste de Robert Lepage avec SLĀV et Kanata ait suscité de l’agacement, mais on aurait pu réagir en caricaturant Robert Lepage.

Certains groupes, les minorités ethniques et sexuelles, les femmes, sont encore victimes de préjugés dans nos sociétés occidentales. On justifie souvent ces revendications identitaires par cette asymétrie de pouvoir. N’est-il pas normal de se regrouper pour lutter contre la discrimination ?

Les revendications identitaires enferment l’individu dans une prison identitaire en prétendant l’émanciper. La réciprocité critique fait partie de l’émancipation. Il faut pouvoir parler de catégories de civilisation, en discuter, ce n’est pas la chasse gardée des Occidentaux. Le respect passe par la critique. D’ailleurs, le mot respect vient de « regard ». De nos jours, on veut, sous le couvert de revendications identitaires, pouvoir être ostentatoire avec des signes religieux ou sexuels, mais on refuse que le regard interprète ces signes, en discute. On évacue le débat critique de l’espace public.

Vous parlez d’un miroir déformant des revendications identitaires.

Nous sommes à l’ère du soupçon. On a évacué le doute raisonné. Si une personne n’affiche pas hors de tout doute de bonnes intentions, ses intentions sont maléfiques. Et on évalue ces intentions de manière rétroactive pour dénoncer ce qui s’est passé voilà un demi-siècle, encore une fois sans tenir compte des intentions de l’individu. Le problème avec ce système du soupçon, c’est qu’il est toujours possible de trouver une personne plus morale que soi. Ça devient une surenchère.

Vous écrivez que les revendications identitaires sont une manifestation du capitalisme.

Le capitalisme veut détruire les nations en tant que concept politique et non identitaire. On veut créer des marchés, des groupes d’affinité, parce que le capitalisme est fondé sur la notion d’hypocrisie fondamentale de l’individu. On ne peut se fier à personne sauf à notre groupe identitaire, au groupe qui correspond à nos choix de consommateur-citoyen. On se magasine une identité comme on se trouve une marque qui nous représente, qui est indéconstructible, qui échappe à l’esprit critique. J’ai des origines italiennes, je pourrais en faire tout un foin. Mais en fait, c’est une partie de moi, de ma duplicité. L’individu n’est jamais réductible à son ou ses identités.

L’art du politiquement correct

Isabelle Barbéris

PUF, 224 pages

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