À ma manière

La tour Deloitte et de Martine

L’aventure : une des rarissimes femmes en gestion de projets de construction livre la tour Deloitte en temps et selon les budgets. La manière : discipline, organisation et « ne pas avoir peur de poser des questions ».

« C’était un vendredi. Je me rappelle, j’étais dans la voiture, je m’en allais chez nous, j’étais comme en feu ! C’était officiel, je partais la tour ! »

Le 13 juillet 2012, Martine Patenaude vient d’apprendre que Deloitte a signé le bail pour la tour de bureaux qui porterait son nom et que va construire Cadillac Fairview.

Ingénieure civile, Martine Patenaude est directrice, gestion de projets, développement, chez Cadillac Fairview. C’est elle qui gérera la construction de l’édifice de 26 étages.

Depuis plus de 20 ans, aucune tour de bureaux à vocation exclusivement commerciale n’avait été érigée et financée à Montréal par une société privée.

« Je me pinçais, je n’en revenais pas, ça faisait 10 ans que je rêvais de creuser un trou à Montréal », raconte-t-elle.

L’amour de la construction 

Diplômée de Polytechnique en décembre 1990 – elle était sur place lors la tuerie –, Martine Patenaude travaille près des chantiers depuis le début de sa carrière.

« Moi, j’aime la construction », exprime la presque quinquagénaire – elle aura 50 ans quelques jours après notre entretien.

« C’est quelque chose de très concret : les grues, les tours à bureaux, tu bâtis quelque chose. » Elle travaille de nombreuses années pour SITQ, la filiale immobilière de la Caisse de dépôt et placement, puis est engagée en mai 2012 par Cadillac Fairview.

Elle n’a jamais géré un projet de l’envergure de la tour Deloitte. Son patron lui demande : « Es-tu inquiète ? Parce que moi, je ne suis pas inquiet de tes capacités. »

Les travaux débuteront dans trois mois, en septembre suivant.

Chef d’orchestre 

« Pour commencer, explique-t-elle, il faut choisir l’équipe de projet : l’architecte, l’ingénieur. » À ceux-ci se greffent une « panoplie de consultants » – spécialistes en ascenseurs, en mécanique du bâtiment, en enveloppe – et les intervenants de Cadillac Fairview en marketing, développement, location, opération…

« Moi, je suis comme la chef d’orchestre. Il faut être proactif. Il faut essayer de voir ce que les autres ne voient pas. »

— Martine Patenaude

Elle s’oblige à une discipline d’acier structural. Elle se lève chaque matin à 5 h 30, arrive au bureau à 7 h.

La tour coincée

L’édifice est formé de deux tours accolées, biseautées à leur sommet, aux parois en facettes. Il s’insérera entre le Centre Bell et la gare Windsor, un secteur très achalandé.

En outre, le site est patrimonial. Autour de la cour intérieure, on a conservé quelques sections du toit qui recouvrait autrefois les quais et les voies, porté par d’élégantes arches en acier noir. La tour surplombera en porte-à-faux la fine structure, qui s’encastrera dans son flanc.

« Le ministère de la Culture a été impliqué. On devait enlever le toit pour faire les travaux. On l’a remis à neuf, repeint, et on devait le réinstaller au même endroit ! »

La norme : les problèmes 

Il faut d’abord démolir un vieil édifice de huit étages qui occupe les lieux, puis l’excavation commence. Les problèmes aussi.

« Ils m’appellent une journée : “Martine, on a dégagé le mur de fondation de la gare Windsor, et il n’est pas en bon état. Qu’est-ce qu’on fait ?” On descend, on regarde ça, on appelle les ingénieurs rapidement, on fait un [dessin de] détail rapidement, on répare. »

Au moment de creuser pour les pieux de fondation, les ouvriers rencontrent des « conditions de sol non prévues ».

« On s’assoit, on fait des tests supplémentaires, on évalue, est-ce que ça coûte plus cher ? Il faut rallier tout le monde et régler le problème. »

Rien d’anormal : l’urgence est la norme, l’imprévu fonde le quotidien.

« J’aime quand quelqu’un m’appelle pour me dire : "Martine, j’ai un problème.” »

Elle frotte ses mains, comme de délectation. « Ça m’allume ! »

Ses yeux bleu électrique font de même. « Il faut un esprit analytique. Tic, tic, tic, tic : il faut que les connexions se fassent. »

Les jalons 

Après l’excavation, « on a coulé le radier, décrit-elle. Ça a l’air de rien, mais le radier, avec le nombre de mètres cubes de béton qui entre là-dedans. Juste ça, c’est un événement ».

On partagera peut-être davantage son enthousiasme en apprenant que le radier est la plateforme en maçonnerie qui sert de fondation à un ouvrage.

« Quand on a installé la grue à tour, pendant le chantier, j’étais tout excitée, poursuit-elle. Quand on a installé le premier panneau du mur rideau de l’enveloppe extérieure, j’étais tout énervée. » Pour compenser le stress, les jalons du parcours sont célébrés.

« Ce sont toutes des petites victoires qui t’amènent à la fin. Un projet de construction comme ça, c’est long. C’est trois ans. Tu ne peux pas avoir hâte à la fin. Il faut que tu aies hâte à chaque chose que tu fais. »

— Martine Patenaude

Son bureau 

De l’extérieur, le néophyte peine à comprendre la teneur de sa tâche. Et de l’intérieur ? Le bureau de Martine Patenaude est situé dans l’édifice historique de la gare Windsor, voisin de la tour Deloitte. Dans un coin, on aperçoit une petite pelle à poignée vert fluo, dont la lame est tachée à mi-hauteur par la pelletée inaugurale des travaux.

Sur une large table à plans est encore étalée une épaisse liasse de dessins techniques de la tour Deloitte. « Ce n’est qu’une petite partie des plans », souligne l’ingénieure.

Sur les étagères murales sont déposés deux casques de construction, élégamment assortis aux bottes de travail (pointure 8) rangées derrière la porte.

Durant les travaux, le panneau d’affichage de son bureau était tapissé de notocollants, de calendriers de travaux, de croquis, de rappels. Chaque jour, des centaines de courriels sont échangés. « Il faut que ça roule, il faut que ça suive l’échéancier, dit-elle en scandant le rythme d’un claquement de main. C’est un gros défi dans un projet comme ça : que tout le monde fasse ce qu’il a à faire dans le temps requis pour ne pas retarder l’équipe. »

En résumé : « Beaucoup de stress, beaucoup de pression. »

Livraison 

« L’édifice devait être en opération le 1er mai 2015 et il a été en opération le 1er mai 2015 », constate sobrement Martine Patenaude.

Il a été livré le jour précédent, le 30 avril. « On a fait un champagne cocktail party avec mes collègues. »

Il existe, semble-t-il, une photo de l’événement, où elle apparaît avec une collègue, leurs pieds baignant dans le bassin de la cour, un verre de mousseux à la main.

La tour a été érigée en 27 mois.

Dans le secteur de l’immobilier commercial, le respect des délais n’est pas nécessairement exceptionnel, mais constitue chaque fois un exploit.

« Ce qui m’a fait passer au travers, c’est la persévérance, la discipline, et aussi la certitude que si tout le monde travaille ensemble, on va y arriver. »

Une femme 

« Je ne me suis jamais sentie non écoutée ou pas respectée parce que j’étais une femme, constate-t-elle. Je pense que c’est une question d’attitude, de compétence, de respect envers les autres. Je n’ai jamais agi en fifille envers les hommes. »

Peu de femmes sont gestionnaires de projets de construction. « Je n’en rencontre pas beaucoup. Dans l’équipe de la tour Deloitte, entre les architectes, les ingénieurs et les entrepreneurs, j’avais une fille architecte paysagiste, une fille ingénieure mécanique, et une jeune fille dans l’équipe d’entrepreneurs. Très peu de femmes. »

Une pause. Elle mesure silencieusement ses sacrifices.

« C’est un métier qui n’est pas facile, reprend-elle. Ça demande beaucoup d’heures. Pendant les trois ans que j’ai passé sur ce projet, j’ai travaillé de 50 à 60 heures par semaine. J’appelle ça un don de soi. »

Le plus beau jour

Quel est le plus beau moment de sa carrière, se demande-t-elle ? Elle hésite : le jour où elle a appris que le projet démarrait ou celui où il s’est conclu ? Le deuxième, peut-être.

« Tous les matins, quand j’arrive au bureau, je me stationne en face et je regarde la tour, confie l’ingénieure. Je me dis : “Tout ce temps, cette énergie, est-ce que ça a valu la peine ? Oui. Est-ce que je le ferais encore ? Oui.” » Elle prépare la prochaine tour.

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