CHRONIQUE

La bataille

de Mont-Royal

La scène se passe dans une synagogue de Côte-Saint-Luc, pendant la campagne électorale de 2011. Le député libéral et ex-ministre de la Justice Irwin Cotler est invité à prendre la parole.

Le rabbin le présente avec tous les honneurs dus à l’ex-prof de McGill, avocat célèbre des prisonniers politiques dans le monde.

« M. Cotler est un homme remarquable, nous l’aimons tous beaucoup, mais nous devons voter pour le parti de Stephen Harper, en raison de son appui à Israël », dit le rabbin avant de céder la parole à son invité.

« J’étais un peu surpris, mais ça s’est reproduit plusieurs fois pendant la campagne, dit le député, qui prend sa retraite de la politique cette année. Des personnes âgées me demandaient : “que se passe-t-il, Irwin, depuis quand es-tu contre Israël ?” Ma femme, qui dirigeait ma campagne, était furieuse d’entendre tout ce qu’on colportait à mon sujet. Certains disaient même que j’étais anti-juif ! »

Non seulement Irwin Cotler est un membre éminent de la communauté juive, mais il a aussi été plus impliqué que quiconque contre le racisme et l’antisémitisme, il a participé à des négociations de paix, et en Israël même, il jouit d’un immense prestige. Sa femme, au fait, est israélienne et a été secrétaire parlementaire du Likoud.

Ils avaient de quoi être estomaqués.

Cotler a tout de même remporté l’élection, avec 41,4 % des voix contre 35,6 % pour le conservateur Saulie Zajdel – qui vient de s’avouer coupable d’actes de corruption au municipal.

En apparence, un résultat pas si serré. Mais quand Irwin Cotler a commencé sa carrière politique, dans une partielle en 1999, il a remporté l’ancienne circonscription de Pierre Trudeau, libérale depuis 1940, avec… 92 % des voix. Puis 81 % en 2000, 76 % en 2004, 66 % en 2006 et un « médiocre » 52 % en 2008.

Il est vrai que le déclin de ses résultats suivait celui du Parti libéral partout au pays dans les années 2000, après l’ère Chrétien. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) avait le vent dans les voiles.

Mais s’ajoute à ce phénomène un déclin du soutien des électeurs juifs au Parti libéral. Le vote n’est pas monolithique, mais traditionnellement, le Parti libéral réussissait à récolter une forte majorité au sein de cet électorat. Plus maintenant. 

Un sondage Ipsos en 2011 révélait que 52 % des répondants juifs soutenaient le Parti conservateur, 24 % les libéraux et 16 % le NPD.

En 2011, pour la première fois, non seulement Cotler n’avait pas la majorité, mais « la majorité des électeurs juifs ont appuyé les conservateurs », note-t-il. L’électorat juif, qui se concentre surtout dans Côte-Saint-Luc, Hampstead et Snowdon, compte pour le tiers de la circonscription. « Si ce n’était de Côte-des-Neiges, d’autres portions de Snowdon et de la ville de Mont-Royal, je perdais. »

***

Le vent a commencé à tourner en 2009, dit Irwin Cotler. « Les conservateurs ont ciblé les foyers juifs et ont envoyé un dépliant mensonger qui prétendait comparer leur politique avec celle des libéraux », dit-il.

Le dépliant, que Cotler a dénoncé avec succès au moyen d’une « question de privilège » à la Chambre des communes par la suite, prétendait que les libéraux avaient « volontairement participé à la conférence antisémite de Durban ». Un député, en effet, s’était rendu à cette rencontre controversée des Nations unies, mais pour la dénoncer dans des articles.

Le dépliant disait également que les libéraux voulaient retirer le Hamas et le Hezbollah de la liste des groupes terroristes. « Ils ont été inscrits par les libéraux ! », dit Cotler. Un député ontarien avait avancé l’idée de les retirer, pour ensuite se rétracter, mais ce n’était nullement la position du parti.

Troisièmement, la déclaration de Michael Ignatieff à Tout le monde en parle voulant qu’Israël ait commis des « crimes de guerre » au Liban était mise en relief. Le chef libéral a eu beau se rétracter, nuancer, il avait tout de même dit cela, et fortement.

Qu’importe si sur le fond la politique libérale était sensiblement la même que celle des conservateurs :  le ton était donné.

Quand Stephen Harper a visité Israël en 2014, le député conservateur Mark Adler a tenté de se faire prendre en photo avec le premier ministre au mur des Lamentations. « Une photo de 1 million de dollars pour la réélection ! », a dit le député, qui a été repoussé, et qui a plaidé la blague.

M. Adler est celui qui a défait l’ex-ministre Ken Dryden en 2011 dans York Centre, malgré une avance de plus de 11 000 voix en 2008. La circonscription de Toronto compte une importante minorité juive et les déclarations de Michael Ignatieff sur Israël étaient au cœur de la campagne.

Thornhill, également à Toronto, et qui compte près d’un tiers d’électeurs juifs, est également passée aux conservateurs, comme la demi-douzaine d’autres circonscriptions où le vote juif est significatif.

Ignatieff était impopulaire dans toutes les communautés au Canada et ses résultats électoraux ont été désastreux. Mais l’abandon massif des libéraux par une portion importante de l’électorat juif a été tout à fait soudain.

Cette fois-ci, la lutte s’annonce serrée dans Mont-Royal entre le conservateur Robert Libman, ex-maire de Côte-Saint-Luc, et le libéral Anthony Housefather, actuel maire de Côte-Saint-Luc.

Le nom de Trudeau résonne déjà mieux dans la communauté que celui d’Ignatieff. L’homme d’affaires Stephen Bronfman a mis son poids pour soutenir le nouveau chef.

Mais si une circonscription peut être prise par les conservateurs dans l’île de Montréal, c’est probablement Mont-Royal. C’est d’ailleurs ce qu’a clairement montré Stephen Harper en lançant sa campagne nationale dans la circonscription.

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