Chronique

La colère ordinaire

Sur la photo, l’homme semble heureux. Enfin, il affiche ce bonheur touristique et paternel qu’on peut ressentir quand nos enfants sont heureux, à Disney World. Il y est, d’ailleurs, à Disney. Avec deux enfants, les siens, j’imagine. Et une femme, qui doit être son épouse.

Je ne connais pas l’homme. C’est Stefan Psenak qui m’a dit son nom. Je l’ai retrouvé sur Facebook, où j’ai vu sa photo.

Stefan Psenak fait une chronique d’humeur à l’émission Les matins d’ici, à la radio de Radio-Canada à Ottawa, chaque vendredi.

Psenak est un ancien conseiller municipal de Gatineau, directeur d’un organisme de développement commercial local. Il est aussi poète et romancier. Une bibitte atypique.

Sa chronique portait sur le sujet de l’heure à Gatineau, en cette mi-mars de l’an de grâce 2018 : les vidanges.

La Ville de Gatineau venait en effet d’annoncer un nouveau règlement de gestion des déchets, né d’une obligation imposée par l’État québécois.

Grosso modo, les Gatinois vont devoir composter, leurs déchets seront ramassés moins souvent, et plus ils déposeront de déchets au chemin, plus ils devront payer.

Beaucoup de Gatinois ont pris cela comme un affront personnel.

Ils n’acceptaient pas ces mesures radicales de gestion des déchets. Ils ont hurlé. Ils ne sont pas les seuls. Il me semble que partout où les municipalités touchent aux règles de collecte des déchets, le Québécois hurle.

Psenak s’est donc moqué en ondes de la tonalité du débat gatinois sur les détritus. Je le cite : « Des comparaisons boiteuses, des scénarios catastrophes, des arguments qui ne reposent sur rien et qui évoquent une atteinte à la liberté individuelle de produire des déchets… »

Le lien vers la version web de la chronique de Psenak a été abondamment partagé sur les médias sociaux. Vous l’aurez deviné, les opposants au règlement sur les déchets s’époumonaient pas mal sur Facebook. Sa chronique a fait hurler plus fort encore.

Et l’homme sur la photo dont je parlais plus haut a écouté ladite chronique…

Et ce fut trop pour lui.

Il a trouvé la page Facebook de Stefan Psenak et lui a écrit ces mots : « Crisse d’imbécile reste a la radio et espere que je vois jamais ou ma te calisser mon bac dans tes dents grans champion suceur de queux. »

« Imbécile » ? Rien pour écrire à sa mère.

« Suceur de queux » ? Affligeant que l’insulte homophobe existe encore.

Non, ce qui a vraiment fait tiquer Stefan Psenak dans les mots de cet homme, c’était le « ma te calisser mon bac dans tes dents » : des menaces, pourrait penser une procureure de la Couronne qui connaît bien la jurisprudence.

« Tu penses à plein de scénarios. Gatineau, c’est petit. Tu te demandes : est-il sérieux ? C’tu un malade ? Tu te mets à y penser, et y penser pas mal… »

À force d’y penser, il s’est décidé : il a porté plainte à la police. « Imbécile », ok, « suceur de queux », ok, on est dans la laideur ordinaire, mais Stefan Psenak a tracé la ligne aux menaces à son intégrité physique.

Je vous raconte ça et je retourne zieuter la page Facebook de l’homme en question. Sa femme. Ses enfants. Sa vie de banlieue tout à fait ordinaire. Son amour de la pêche. Sur une photo, exhibant un poisson, il porte sa veste de flottaison jaune : voici un homme prudent, respectueux des lois…

Et qui menace de battre un inconnu pour cause de différend à propos d’une politique de gestion des ordures ménagères.

J’ai pensé à la fois où j’ai pondu une chronique sur un sujet encore moins explosif que la gestion des ordures ménagères : l’espérance de vie en santé…

Quelques héros de la culture populaire s’étaient récemment adonnés à mourir à l’âge de 69 ans, comme David Bowie ; or, 69 ans, au Canada, c’est l’espérance de vie en santé. Après, vous n’êtes plus couvert par la garantie, les morceaux se mettent à tomber, la vieillesse est un naufrage, comme a dit l’autre et, ai-je écrit, l’idéal est encore de mourir subitement à 69 ans…

Réaction courroucée d’un lecteur de 70 ans qui se vantait de son jogging quotidien : « Finis-en donc tout de suite que j’aille pisser sur ta tombe. »

J’avais trouvé ça excessif, disons.

Rien pour appeler la police, bien sûr.

Mais tout pour désespérer de l’humanité : cristi, tu me suggères de me pendre, bonhomme, pour vrai, tu vires sur le top parce que j’ai écrit que mourir à 69 ans, subitement, est une belle mort ?

Sur sa page Facebook, l’homme se révélait comme un grand-papa aimant et gâteau. Photos de famille sur la côte Est. Retraité d’Hydro. Un homme normal, à la vie ordinaire. Ce gars-là pourrait être mon voisin…

Mais un voisin qui souhaite à son prochain de se suicider pour qu’il puisse aller pisser sur sa tombe.

Ça m’avait bouleversé, je m’en souviens. Tant de violence, pour si peu. Je me suis demandé quelles sombres pensées pouvaient venir à l’esprit de cet homme s’il se faisait voler son espace de stationnement chez Walmart. Sort-il alors sa petite bombe nucléaire portative ?

Cette violence mal contenue a toujours existé. Je sais. Mais l’immédiateté des outils de l’époque pour la dire, cette colère ordinaire, est tout à fait nouvelle et je ne m’y habitue pas tout à fait. 

Je parcours parfois mon fil Facebook, j’y lis les épanchements impudiques et les colères ordinaires qui y pullulent. Et je suis ébahi comme la fois où je suis allé en safari : je fais des captures d’écran comme je photographiais des éléphants dans la savane…

« Ce qui m’a le plus ébranlé, lance Stefan Psenak, ç’a été de voir la vie bien ordinaire de cet homme-là. Tu reçois un message de menaces comme ça, tu te dis que le gars doit avoir l’air d’une brute, d’un fou. Même pas. T’as vu ses photos… »

L’histoire finit bien : l’homme a dit à la policière qu’il n’était pas sérieux, il s’est confondu en excuses et a offert d’envoyer un mot d’excuse à Stefan Psenak. Celui-ci y a réfléchi et a accepté. La policière lui a refilé le mot d’excuse – sans fautes… – de l’homme, récemment.

Ça finit bien parce que Psenak a été rassuré : le gars qui m’a écrit ça, a-t-il découvert, n’est pas un psychopathe.

Ça finit bien parce que la justice n’aura pas à consacrer temps et argent à cette affaire, même si le père de famille aurait couru après.

Ça finit bien parce que le gars a sans doute eu une bonne leçon sur le poids des mots et sur les dangers du bouton ENVOYER, de nos jours, un geste qui peut nous faire flirter avec des menottes.

Stefan Psenak, lui, est encore ébahi : « Tout ça pour une histoire de déchets, de recyclage et de compost. »

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