Chronique

Un réfugié investisseur à Laval

Il est 15 h sur le boulevard Saint-Martin, à Laval, en plein après-midi, et Tamer Manouchakian s’inquiète de la chaîne stéréo qui semble avoir un peu le hoquet. Le vendredi soir chez Beroya, le nouveau restaurant que ce réfugié venu d’Alep a démarré avec deux autres Montréalais d’origine syrienne, il y a de la musique traditionnelle. Il faut corriger l’anomalie.

« Vous prendriez un café ? Des pâtisseries ? »

Tamer ne tient pas en place.

Âgé de 41 ans, l’homme d’affaires a quitté son pays en guerre en 2014 avec sa femme et ses deux jeunes enfants, aujourd’hui âgés de 3 et 5 ans. Il a pu partir avec l’appui de USAid, l’agence américaine d’aide humanitaire. Mais après deux mois à Cleveland – « c’était vraiment dur pour le travail là-bas » –, il a choisi de poursuivre sa route jusqu’à Montréal, où il comptait déjà trois oncles. Ici, après la quête d’un logement, l’installation de la famille et l’apprentissage du froid, sa femme s’est inscrite à des cours pour devenir agent immobilier et lui, il a commencé à penser à une façon de se lancer en affaires.

Au départ, Tamer Manouchakian pensait acheter une franchise d’une chaîne établie. Mais après avoir exploré les différentes options, il a préféré créer son propre resto en espérant pouvoir un jour le franchiser.

« Ici, c’est plus calme que chez nous, dit-il. Vous êtes plus sereins, plus clairs. Le risque qu’une entreprise ne marche pas n’est pas aussi grand. Mais il faut investir plus. »

Tamer, qui avait une entreprise de construction, un café et un hôtel à Alep, a trouvé deux associés à Montréal : Firas Kalpakjian, un immigré syrien établi au Québec depuis 25 ans et consultant en immigration, et Michel Sarraf, arrivé comme immigrant de Syrie il y a deux ans. Ensemble, ils ont trouvé un espace à Laval, un ancien restaurant grec qu’ils ont rénové. Et depuis la mi-décembre, Beroya propose ses hummus, baba ganouch et autres salades parfumées, grillades et tartares syriens, autant à ceux qui rêvent de saveurs ensoleillées accros d’Ottolenghi qu’aux nostalgiques de la communauté syrienne de la métropole en quête de bonnes conversations et de pâtisseries à l’eau de rose ou à la fleur d’oranger.

Combien ont-ils investi ? Secret industriel. Est-ce que des banques les ont financés ? Non. « Voyons, personne ne va donner de l’argent comme ça à de nouvelles personnes », dit Firas.

Est-ce que Michel et Tamer ont pu vendre leurs propriétés en Syrie pour investir dans leur commerce ici ? Non plus. « J’ai pratiquement tout perdu, sauf mon restaurant au Liban », confie Michel, qui avait une agence de voyages, un hôtel et deux restaurants à Alep – tout est fermé, et les bâtiments valent 20 % de leur valeur d’avant-guerre, dit-il –, mais aussi un autre restaurant à Beyrouth. C’est là qu’il a connu Firas, qui l’a aidé à déménager ici.

Donc, tout l’investissement lavallois provient des économies des trois hommes d’affaires. « Quand tu vis là-bas, tu apprends que ton avenir est dans l’épargne, explique Firas. Comme le gouvernement ne donne rien, tu n’as pas le choix. » « C’est une mentalité différente, ajoute Tamer. On se dit toujours que quelque chose pourrait arriver. »

Firas n’aime pas le mot « réfugié ». Notamment parce qu’il ne tient pas compte de cette indépendance financière qu’ont bien des gens venus ici. « Ça me fait mal au cœur. » Parce que, dit-il, on ne l’associe pas à « investisseur » ou « gens d’affaires » ou « gestionnaire »…

Le mot évoque un besoin d’aide avec lequel il ne se sent pas à l’aise. Il veut que l’on comprenne clairement que les réfugiés n’ont pas nécessairement besoin d’aide. Juste de paix. Et d’espace pour montrer ce dont ils sont capables. « Personne ici ne veut de charité, dit Tamer. On travaille. On veut juste montrer qui on est. »

Et surtout, ajoute-t-il, « on n’est pas venus par choix. Mais par nécessité ».

Chez Beroya, presque tous les cuisiniers et serveurs sont des réfugiés syriens : 14 des 18 personnes qui y travaillent.

Et ces trois hommes d’affaires ne sont pas les seuls réfugiés à s’être lancés en affaires. Des amis à eux ont ouvert une boutique de services informatiques à Saint-Laurent, Joe Tech.

Au moins deux autres restaurants syriens ont ouvert à Montréal depuis un an environ. Il y a Zenobia et aussi Lylac, à Saint-Laurent là encore. De nombreux réfugiés ont aussi trouvé du travail dans les restaurants déjà établis comme Damas, à Outremont, qui en emploie quatre.

À Hamilton, en Ontario, une entreprise de traiteur lancée par des femmes réfugiées, Karam Kitchen, cartonne tellement qu’elle fait parler d’elle jusqu’aux États-Unis. Le magazine Saveur lui a consacré un grand article intitulé « Une entreprise de femmes réfugiées syriennes est devenue la coqueluche des traiteurs canadiens. »

Ici, les trois associés de Beroya travaillent d’arrache-pied sur leur projet. Chaque jour, ils apprennent les subtilités de la bureaucratie, les différences juridiques, fiscales…

« Évidemment, ici, je ne me sens pas aussi riche qu’en Syrie, mais je ne sens pas le besoin de me sentir aussi riche », dit Tamer. La solidité du filet social calme de vieilles anxiétés. La peur de se retrouver avec strictement rien du tout n’est plus là.

Le climat, pour quiconque veut investir, n’a rien à avoir avec ce qu’il a déjà connu.

« Là-bas, c’est vrai qu’on pouvait gagner beaucoup, dit-il. Mais on pouvait aussi perdre beaucoup. »

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