Opinion

Parlons d’Haïti différemment et mieux

Parce que je sais que pour plusieurs, il fera remonter le pire des souvenirs, j’appréhende ce 10e anniversaire du tremblement de terre depuis des mois.

Il m’effraie aussi, parce que je sais que ce pays que j’aime tant sera réduit – le temps d’un cycle de nouvelles – à des images de décombres. Et ce, avec souvent trop peu de contexte et encore moins de nuances. Pour paraphraser la devise du magazine Paris Match : le poids des mots sera surplombé par le choc des photos.

Le gouvernement haïtien au pouvoir – aussi fragile soit-il – et ceux qui l’ont précédé ne sont pas sans blâme. Mais certains des pays qui se disaient des alliés d’Haïti le sont encore moins.

Lorsque fera surface la tentation de penser qu’une somme d’argent faramineuse a été envoyée et gaspillée par les Haïtiens au lendemain du tremblement de terre, il faudra relire l’enquête de l’Associated Press datant de 2011 et reprise dans le Courrier international, qui soulignait que « sur chaque dollar accordé par les États-Unis pour l’aide d’urgence, moins d’un centime est parvenu au gouvernement haïtien ». 

Il en va de même avec les autres donateurs internationaux et, tel que rapporté dans un article du journal britannique The Guardian le 11 octobre dernier : « En janvier 2019, neuf ans après le tremblement de terre, la USAID avait dépensé 2,3 milliards de dollars en Haïti. La majorité de cette somme a été donnée à des entreprises américaines et très peu de cette somme était passée en mains haïtiennes. Moins de 3 % de l’argent dépensé a été directement versé à des organisations ou des firmes haïtiennes, selon un rapport du CEPR (Centre for Economic and Policy Research), alors que 55 % de l’argent est allé à des entreprises américaines situées à Washington et ses environs. Donc, la majorité de l’argent dépensé par la USAID pour la reconstruction d’Haïti est resté aux États-Unis. »

Il faudra aussi revoir l’entrevue accordée par Thomas Piketty à RFI en octobre dernier. Au micro de l’animateur Jean-Pierre Boris, l’auteur et Prix Nobel d’économie rappelait que pendant un siècle et demi, Haïti a dû payer à la France pour avoir voulu être indépendant, première République noire à l’être en 1804. Et qu’aujourd’hui, plusieurs refusent de reconnaître les effets dévastateurs de ce remboursement de « dette » et ceux de cette ignoble caricature du système esclavagiste. Ceux ayant déjà pris le temps de plonger dans l’histoire d’Haïti savent évidemment tout ça. Mais souvent, le messager fait la différence dans l’acceptation du message.

Tout cela n’excuse pas les édifices qui ne sont pas encore reconstruits ni les Haïtiens qui sont – encore à ce jour – déplacés, et encore moins le mauvais état de certaines infrastructures, mais c’est une explication partielle.

Je souhaite pour cette nouvelle année que plus de médias aient le courage de couvrir Haïti différemment.

De ne pas seulement parler du paralysant haut taux de chômage du pays, mais d’aussi rappeler que tout comme la France et le Québec, Haïti est une « nation de start-up ». L’incubateur Banj et des événements tels que le mensuel Startup Grind Port-au-Prince, par exemple, en témoignent. L’annuel Haiti Tech Summit aussi. Jack Dorsey, cofondateur et PDG de Twitter, pourra vous le confirmer. Il y était l’année dernière.

De ne pas non plus seulement parler des terribles décisions gouvernementales qui ont mené au déboisement massif des montagnes d’Haïti, mais d’aussi parler des diverses initiatives citoyennes comme celle des jeunes de Baille Tourible qui, le 27 septembre dernier, ont marché pour le climat, se joignant ainsi à des millions d’autres à travers le monde et dont la participation a été saluée par Greta Thunberg sur Twitter.

Je souhaite qu’on dépêche des équipes de tournage ailleurs que dans la capitale, comme au Cap-Haïtien, par exemple. La ville célébrera cette année son 350e anniversaire et sera l’hôte d’importantes festivités soulignant sa riche histoire culturelle.

Et qu’on présente les manifestations en Haïti comme celles de Hong Kong, de Porto Rico, d’Algérie, du Liban et d’ailleurs. De rappeler qu’il n’y a pas de manifestants qui méritent plus de dignité que d’autres. Qu’un mouvement prodémocratie est aussi noble qu’un mouvement anticorruption ou d’égalité sociale.

Il faudra aussi parler davantage des chefs qui font rayonner la gastronomie haïtienne partout sur la planète, d’artistes dont les œuvres tapissent les murs des plus grands musées du monde, du Festival de jazz de Port-au-Prince qui, la fin de semaine prochaine, en sera à sa 14e édition et attire depuis des années de grands noms du genre ainsi que des milliers de mélomanes. 

Parlons des auteurs qui ont précédé Dany Laferrière et de ceux qui suivent ses traces ou des membres de la diaspora qui sont au sommet de leur discipline, de ceux qui ont pris pays dans celui de leurs ancêtres et contribuent à son économie avec des initiatives comme Konsome Lokal – mise en place par deux Montréalaises – et ceux de cette même diaspora qui, en utilisant les plus récents outils de communication comme Instagram, alimentent un storytelling positif de cette partie de l’île d’Hispaniola pour le plaisir de millions d’abonnés.

Je fais de l’image d’Haïti un combat par amour du pays. Un pays où je ne suis pas née, mais dont la fierté coule tout de même dans mes veines autant que le sirop d’érable du Canada.

Cette bataille exigeant une justesse des mots, d’images, de contexte et de nuances, on la doit aux disparus du 12 janvier 2010 comme on la doit aussi aux survivants.

Par défaut professionnel, je sais combien l’image est directement liée à la réussite d’un pays. Une meilleure image saura attirer plus d’investissements et de touristes et, de surcroît, se traduira en dollars qui pourront soutenir la reconstruction et le développement. C’est une équation que des pays comme le Brésil, la Jamaïque et le Mexique ont comprise. Malgré leurs lots de défis et d’insécurités, ce sont surtout les images de leurs paysages bucoliques que l’on retient.

Et si des partenariats durables et responsables venant de l’étranger font d’importantes différences dans une province riche comme la nôtre – demandez aux Montréal International et Investissement Québec de chez nous –, imaginez leur impact dans un pays comme Haïti.

Parlons d’Haïti différemment et mieux. Pour être véridique, une couverture médiatique n’a pas à choisir entre un arbre qui tombe ou une forêt qui pousse. Elle peut parler des deux. Les images et les mots utilisés comptent. Plusieurs médias le savent et y sont sensibles. Les autres devront se rappeler que la manière de parler des choses et des gens est souvent un reflet de qui ils sont.

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