Alimentation

Une tasse de café… de contrebande ?

Le savoureux café du Rwanda que vous avez dégusté récemment provient peut-être, en réalité… du Congo. Pour éviter des tarifs douaniers exorbitants, de nombreux producteurs congolais ont recours à la contrebande pour écouler leurs précieux grains au Rwanda, mais aussi en Ouganda, deux pays dont le Canada importe du café. Un phénomène qui remet aussi en question la fiabilité des certifications équitables.

UN DOSSIER DE JEAN-THOMAS LÉVEILLÉ

Alimentation

« C’est fait au grand jour »

La contrebande de café n’est un secret pour personne sur les rives du lac Kivu, qui sépare le Rwanda de la République démocratique du Congo (RDC).

C’est à bord de pirogues de 20 tonnes que les précieux grains congolais franchissent illégalement la frontière, pour être ensuite mélangés à la production rwandaise.

« C’est fait au grand jour ! », s’exclame l’agroéconomiste belge Baudouin Michel, professeur et chercheur à l’Université de Liège, en entrevue avec La Presse.

Les quantités de café ainsi exportées de façon illicite sont énormes, estime Jacques Matumo, secrétaire permanent de l’Association des exportateurs du cacao et du café de la RDC (ASSECCAF), que La Presse a joint par téléphone.

« Ça peut équivaloir à la quantité qui est exportée officiellement », soit quelque 10 000 tonnes par an, précise-t-il, ajoutant que la contrebande augmente d’année en année.

Uniquement en janvier dernier, 1050 tonnes de café ont été interceptées à la frontière entre la RDC et l’Ouganda, plus au nord, un autre pays par lequel les caféiculteurs congolais écoulent leur production, quoique dans une moindre mesure.

L’Ouganda attire surtout le café robusta, bas de gamme, qu’il produit en grande quantité, tandis que le café arabica, de plus grande qualité, prend généralement le chemin du Rwanda, expliquent les intervenants consultés par La Presse.

La contrebande vers l’Ouganda est par ailleurs « plus difficile à percevoir », explique Baudouin Michel, puisqu’elle est « beaucoup plus atomisée » en raison de l’insécurité qui règne dans la région et des modes de transport qui sont différents : « à pied, à vélo, en camion ».

Si de nombreux producteurs congolais de café optent pour la contrebande, c’est d’abord et avant tout parce que la RDC impose des taxes à l’exportation qui oscillent autour de 11 %, contre de 3 à 6 % au Rwanda et 0 % en Ouganda, avance le professeur Michel.

« L’ensemble du système fiscal pousse à l’informel tellement le secteur formel est taxé », dit M. Michel.

Jusqu’à nos tasses

Du café congolais de contrebande « doit certainement » aboutir jusque dans les tasses des Canadiens, prévient Baudouin Michel.

Car le Rwanda exporte bon an, mal an quelque 15 000 tonnes de café, dont des milliers de tonnes proviendraient en réalité du Congo, selon les observateurs consultés par La Presse.

Et depuis cinq ans, c’est environ 1,6 % de la production rwandaise de café qui est exportée directement sur le marché canadien, selon l’Organisation internationale du café, ce qui représente dans l’ensemble une maigre part de tout le café importé au Canada.

Les importations canadiennes de café rwandais sont d’ailleurs en hausse, étant passées de 320 000 $, en 2008, à 1,3 million, l’an dernier, selon Statistique Canada.

Quant aux importations de café provenant de l’Ouganda, un producteur beaucoup plus important, elles ont connu un bond encore plus fulgurant, passant pour la même période de 220 000 $ à 10,1 millions.

Un « terroir exceptionnel »

La popularité du café rwandais sur la scène internationale incite également les caféiculteurs congolais à écouler leur production via le Rwanda, estiment les observateurs consultés par La Presse.

« L’origine rwandaise, c’est plus vendeur que le café du Congo », a déclaré à La Presse le directeur général de la Brûlerie du quai de Carleton, Dany Marquis, qui s’est rendu à quelques reprises au Rwanda pour y acheter du café.

« C’est un terroir exceptionnel, avec de gros lacs d’eau douce, les petites collines, c’est luxuriant, c’est propice à la culture du café, il en sort de grands crus année après année », indique M. Marquis.

Pourtant, le café du Congo n’a rien à envier à celui du Rwanda, assure le microtorréfacteur gaspésien, qui se désole que le secteur y soit moins structuré.

« J’y ai goûté dernièrement, […] c’est le même terroir, souvent les mêmes souches botaniques, explique-t-il. Le Congo a autant de possibilités de faire de grands crus que le Rwanda. »

Provenance du café importé au Canada (en tonnes de café non torréfié, données de 2016)

1. Colombie 53 253

2. Brésil 45 464

3. Guatemala 24 690

4. Pérou 10 684

5. Nicaragua 9925

6. Honduras 8585

7. Indonésie 6646

8. Viêtnam 6145

9. Mexique 4259

10. Éthiopie 3084

16. Ouganda 791

21. Rwanda 198

Exportations totales de café en 2016 (en tonnes)

Ouganda 212 580 Rwanda 14 500

Importations canadiennes de café du Rwanda (café torréfié et non torréfié, en tonnes)

2012 : 313,7

2013 : 422,2

2014 : 217,8

2015 : 116,2

2016 : 218,5

Importations canadiennes de café de l’Ouganda (café torréfié et non torréfié, en tonnes)

2012 : 270,4

2013 : 156,0

2014 : 320,5

2015 : 1030,9

2016 : 792,3

Sources : Organisation internationale du café et Statistiques Canada

Taxes à l’exportation  

« Une vision prédatrice de l’économie »

C’est pour éviter des taxes à l’exportation exorbitantes, jusqu’à 11 %, que de nombreux caféiculteurs congolais ont recours à la contrebande pour écouler leur production. Peu de pays dans le monde pratiquent encore cette fiscalité d’une autre époque. Quatre questions pour comprendre ses origines et ses conséquences.

D’où viennent ces taxes ?

« Il faut remonter dans l’histoire », répond d’emblée le professeur Luc Savard, du département d’économique de l’Université de Sherbrooke. À la fin du XIXe siècle, les droits de douane représentaient la très grande majorité des recettes des États développés. « À l’époque, il n’y avait pas de ressources pour prélever la fiscalité, donc la façon la plus simple de percevoir une taxe, c’était dans les ports », explique-t-il. L’agroéconomiste Baudouin Michel ajoute que la République démocratique du Congo (RDC) « est restée dans une vision assez coloniale de l’économie, [recopiant] la rente coloniale ». Pis encore : différentes taxations s’y superposent, un « phénomène de la lasagne » qui augmente le fardeau des caféiculteurs.

Quel est l’effet de ces taxes sur l’économie congolaise ?

« Ce sont les pires taxes pour le développement économique », tranche Luc Savard. D’un point de vue macroéconomique, elles détériorent la balance commerciale du pays, explique l’économiste : « Si on exporte moins, on est moins capables d’importer [et] notre monnaie est moins forte sur les marchés extérieurs. » Sur le plan microéconomique, « on maintient les agriculteurs dans la subsistance », car ces taxes nuisent à leur compétitivité, ajoute-t-il. Selon lui, ce type de taxes est souvent appliqué dans des pays « où la démocratie est questionnable », par des gouvernements « qui vont détourner ces fonds-là pour leurs intérêts personnels ». « C’est une vision prédatrice de l’économie, une vision rentière de l’économie », résume Baudouin Michel.

À quoi servent ces taxes, alors ?

« Là où ça peut se défendre, c’est dans le cas de pays où l’on produit un bien pour lequel on a une influence sur le prix du marché », explique Luc Savard, citant l’exemple du cacao en Côte d’Ivoire, lequel représente environ 40 % du marché mondial. La RDC est à des années-lumière d’avoir le même poids sur le marché du café. Les taxes à l’exportation peuvent également servir à financer la recherche ou à offrir des services aux producteurs, comme c’est le cas au Rwanda, fait remarquer Baudouin Michel, qui se désole qu’il n’en soit pas de même au Congo. L’agroéconomiste ajoute que, « curieusement, les produits miniers sont moins taxés, alors que c’est une rente ».

Que pensent les caféiculteurs congolais de ces taxes ?

« Nous avons un régime fiscal qui est tellement répressif […] et une procédure administrative très lourde », se désole le président de l’Association des exportateurs du cacao et du café de la RDC (ASSECCAF), Kambale Kisumba Kamungele, joint par La Presse.

Ce diplômé de l’Université Laval, caféiculteur de père en fils, rêve d’une « révolution du café » dans son pays, dont il souligne le « potentiel énorme » en la matière, mais qui est aux prises avec « un gouvernement sourd d’oreille ». La « filière congolaise est dynamique, elle veut se relancer, elle lutte contre la fraude », constate Baudouin Michel, « mais elle aurait besoin d’une sérieuse coopération régionale » pour mettre en place des mécanismes cohérents et efficaces entre les États.

Alimentation

Du café équitable… pas nécessairement équitable

Le café congolais de contrebande est en partie écoulé dans la production rwandaise de café équitable, préviennent les intervenants consultés par La Presse. Or, le café congolais n’a évidemment pas été certifié comme tel et rien ne garantit qu’il a été produit en respectant les principes de base du commerce équitable, tant sur le plan financier, social, qu’environnemental. Explications.

Caféiculteurs binationaux

« On connaît des opérateurs qui ont un pied du côté rwandais et un pied du côté congolais », affirme l’agroéconomiste Baudouin Michel, de l’Université de Liège, en Belgique. « On n’a pas de preuve, mais on a de gros doutes parce que ce sont les mêmes opérateurs qui, d’un côté [de la frontière] exportent illégalement et, de l’autre, produisent du café certifié équitable », ajoute-t-il. Mais de simples producteurs rwandais ayant une certification équitable peuvent aussi directement acheter la production d’un caféiculteur congolais et ainsi augmenter artificiellement leur production, poursuit le professeur et chercheur, selon qui « le manque de traçabilité est un désastre ».

Fraude alimentaire

« La plupart des Canadiens se sont déjà fait tromper en termes de commerce équitable », estime Sylvain Charlebois, professeur en distribution et politiques agroalimentaires à l’Université Dalhousie, à Halifax, qui ne s’étonne guère de la possibilité que du café congolais mélangé à du café équitable du Rwanda soit vendu au Canada. Il s’agit d’une fraude alimentaire, puisque « le consommateur pourrait penser qu’il supporte des agriculteurs, des paysans [alors que ce n’est pas le cas] », explique-t-il, mais qui ne présente pas de risque sanitaire. « Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai vu un rappel de café », s’exclame-t-il.

Offre c. demande

Les torréfacteurs québécois sont bien conscients du phénomène de contrebande de café, y compris dans le café équitable. « [La certification] se rend à un certain stade, à la station de lavage de la coopérative », mais là s’arrêtent les certitudes de Dany Marquis, le directeur général de la Brûlerie du quai de Carleton. « Les producteurs arrivent avec des barouettes [de grains de café] et le prix qui leur est donné [est dicté par] l’offre et la demande », explique-t-il. Le microtorréfacteur a ainsi délaissé le café certifié équitable il y a quelques années pour se tourner vers le haut de gamme, pour lequel les producteurs sont mieux rémunérés.

Certification difficile

La certification équitable n’est pas infaillible, reconnaît Julie Francoeur, directrice générale de la branche canadienne de Fairtrade, l’une des plus grandes organisations de certification du monde. « Des cas comme ça, ça arrive », a-t-elle indiqué à La Presse, ajoutant que ces fraudes sont « très difficiles à détecter sur les petites quantités », particulièrement en amont de la chaîne d’approvisionnement. Elle souligne que des cas similaires ont déjà été rapportés entre Haïti et la République dominicaine. L’intention vient généralement « d’un désir de base » des producteurs, qui veulent vendre leur café pour subvenir à leurs besoins. « Dans des cas comme ça, décertifier tout le monde [n’est pas la solution] », affirme-t-elle.

Label congolais

L’amélioration du « climat d’affaires » congolais réclamée à cors et à cris par l’Association des exportateurs du cacao et du café de la RDC et pour laquelle plaide l’agroéconomiste belge Baudouin Michel, qui rêve d’un « label congolais », pourrait représenter un début de solution. « Il y avait très peu de café [congolais] certifié équitable, mais là, ça commence », indique Julie Francoeur, de Fairtrade Canada, qui parle d’un « renouveau du café congolais », auquel commencent à s’intéresser des entreprises canadiennes. La relance de la filière congolaise du café pourrait sortir des millions de Congolais de la pauvreté, croit Baudouin Michel, qui rappelle que le pays produisait plus de 100 000 tonnes de café annuellement à l’époque zaïroise.

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