Chronique

Juste une image ?

Maintenant que la crise est passée, que l’hystérie s’est apaisée, est-ce qu’on pourrait prendre un peu de recul et essayer de comprendre comment une vidéo amateur captant non pas l’ensemble du défilé de la Saint-Jean, mais un seul tableau, pris hors contexte, a créé un tel émoi ? Et ne pensez pas que je suis en train de remettre en question la validité de cet émoi. Cet émoi était bien réel et indiquait clairement qu’une corde sensible, très sensible avait été touchée, voire ébranlée. Mais laquelle et pourquoi ?

Avant de poursuivre, permettez que je reprenne une citation de Jean-Luc Godard. « Ce n’est pas une image juste. C’est juste une image », se plaisait à dire le cinéaste.

La citation m’apparaît des plus appropriées pour décrire la folle controverse déclenchée par la vidéo de Félix Brouillet mettant en scène une chanteuse blonde drapée de bleu et juchée sur un char allégorique poussé par quatre jeunes Noirs, suivi par un cortège de dames en blanc.

Dans cette vidéo, tout est en place pour sauter aux pires conclusions sur un Québec raciste et insouciant, colonialiste malgré lui, qui dans son empressement à faire une place à la diversité, montre son ignorance crasse à ce sujet.

Félix Brouillet avait à peine affiché la vidéo sur sa page Facebook qu’elle devenait virale à la vitesse et avec l’absence de nuances qu’une telle virulence impose.

Or dans une entrevue accordée à une animatrice de la CBC trop heureuse de pouvoir faire du Quebec bashing à peu de frais, Félix Brouillet a expliqué, et même répété, que cette image n’était pas une image neutre, mais une image subjective qui reflétait son point de vue, voire sa vision du Québec.

Est-ce que le Québec est raciste ? a demandé l’animatrice. « Oui, a répondu Félix. C’est pas comme si les dames en blanc en arrière allaient aider les jeunes Noirs à pousser le char. »

Dans l’hystérie qui s’est emparée des réseaux sociaux, personne ne s’est interrogé sur la provenance de la vidéo ni sur l’identité de son auteur.

Pourtant, c’est un élément-clé de toute cette affaire, d’autant que Brouillet concède lui-même que sa vidéo avait un aspect subjectif, dans la mesure où il s’est concentré sur un unique tableau du défilé.

Imaginez un instant s’il avait juxtaposé ce char allégorique aux allures esclavagistes avec le char suivant, montrant un groupe de jeunes Noirs poussés par une équipe de jeunes Blancs. Mises ensemble, ces deux images auraient décrit un Québec ouvert à la diversité et soucieux de corriger les inégalités sociales et raciales. Mais ce portrait-là n’intéressait pas Félix Brouillet, un diplômé de l’UQAM en sciences religieuses et en scénarisation, qui espère faire carrière en publicité.

Fils de deux boomers et péquistes convaincus, Félix Brouillet a 30 ans. Il m’a confirmé au téléphone qu’il était persuadé que la société québécoise traîne un fond de racisme pas réglé. C’était le sujet de cette vidéo filmée entre deux tasses de café au début d’un défilé qui s’ébranlait devant chez lui.

« Je suis conscient du hasard et de la comédie d’erreurs qui s’est produite. Mais peu importe s’il y avait 800 Blancs en arrière qui poussaient d’autres chars allégoriques, cette image des 4 jeunes Noirs était une capsule du Québec d’aujourd’hui. Et ne venez pas me dire que le Québec n’a pas un problème avec le racisme. Le racisme peut se manifester sous plusieurs formes, comme dans ce cas-ci par un manque de sensibilité à l’égard de l’autre. »

Ceux qui ont pris la vidéo de Félix Brouillet pour une réalité documentée, voire pour la vérité, seront peut-être étonnés d’apprendre que le vidéaste n’a jamais pensé qu’il tournait un documentaire.

« C’est une vidéo qui à mes yeux est surréaliste où j’ai fait appel à des éléments de mise en scène. J’ai utilisé mon zoom à plusieurs reprises. Je faisais exprès de zoomer sur les dames en blanc puis de zoomer sur les jeunes Noirs qui forçaient et qui suaient pour créer un effet dramatique saisissant. »

De là à dire que nous avons été manipulés par le vidéaste, il y a un pas que je ne franchirai pas. Après tout, Brouillet n’a pas inventé la mise en scène du char allégorique avec Annie Villeneuve. Il l’a bel et bien captée alors qu’elle se déployait sous ses yeux. Mais je le répète : ce n’était pas une image juste, mais juste une image. Une image qui a toutefois fait exploser le malaise d’une société tricotée serré, aujourd’hui divisée, voire déchirée, entre ceux qui embrassent la diversité et ceux qui la voient comme une figure imposée et obligée.

Une dernière chose : cette affaire n’a pas fait que révéler un malaise social. Elle a exposé une dictature : celle des réseaux sociaux qui règnent sur nos perceptions sans filtre, ni analyse ni vérifications. S’il y avait une autre leçon que la nécessaire ouverture à l’autre à retenir, ce serait d’opposer une saine méfiance face à tout ce qui est relayé par les réseaux sociaux. Et de ne jamais, jamais perdre de vue qu’une image juste est souvent juste une image.

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