Chronique 

Il vaut mieux être idiot que bandit

On fera beaucoup de bruit autour de la toute petite peine de Pierre Duhaime, et on n’aura pas tort. Vingt mois d’assignation à domicile pour avoir trempé dans une aussi grosse affaire de corruption, c’est une sorte de blague.

D’autant qu’après 13 mois, il pourra sortir à peu près comme bon lui semble, sauf pour effectuer 240 heures de travaux communautaires.

Oui, il s’en tire bien, question sentence. Mais ce qui est vraiment répugnant dans cet arrangement, c’est qu’il prétend réécrire l’histoire. L’homme, voyez-vous, n’a presque rien fait. Une indiscrétion, une éthique douteuse et un simple aveuglement volontaire…

C’est ainsi que 15 des 16 chefs d’accusation sont passés à la trappe.

Ce qui n’a pas de sens, ce n’est pas la peine virtuelle de 20 mois. Vu le résumé édulcoré des faits présenté à la juge Dominique Joly, c’est presque trop sévère !

Ce qui n’a pas de sens, c’est justement ce résumé. On vient de transformer une histoire de bandit de grand chemin en cas de vol à l’étalage.

Désolé, mais je n’irai pas manger dans ce buffet à volonté de couleuvres pas avalables.

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Vous connaissez l’histoire. Elle est d’une obscène simplicité. En 2009, 22,5 millions ont été versés à l’ancien patron du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), Arthur Porter, et à son directeur général Yanaï Elbaz. Qui a versé l’argent ? SNC-Lavalin. Pourquoi ? Pour obtenir des informations confidentielles sur ce projet de mégahôpital. Informations qui allaient permettre à la firme de génie-conseil de remporter l’appel d’offres pour construire le CUSM avec un consortium.

Les dés étant pipés, SNC-Lavalin a obtenu le contrat. D’après les gens du CUSM, la construction de 1,3 milliard a coûté 20 % de trop.

Porter est mort. Sa veuve Pamela a plaidé coupable pour complicité et en a pris pour 33 mois. L’ex-directeur du CUSM Yanaï Elbaz a admis sa culpabilité (il a empoché 10 des 22,5 millions en Suisse). Il a été condamné à 39 mois de pénitencier. Un ex-vice-président de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, qui a organisé les paiements, a été arrêté en Suisse et condamné ici à 51 mois d’emprisonnement.

Tout ça ne prouve pas que le PDG Duhaime était au courant, me direz-vous.

Ne l’a-t-on pas vu aux tribunes de la Chambre de commerce et ailleurs parler de sa « tolérance zéro » pour les manquements déontologiques ? Ça sonnait si sincère !

Sauf que M. Duhaime n’était pas un pauvre myope qui se faisait faire des chèques dans le dos.

Voyons un peu.

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Pierre Duhaime a été bouté hors de SNC-Lavalin précisément pour avoir autorisé des pots-de-vin. Une enquête indépendante déclenchée en 2012 avait conclu qu’il savait très bien ce qui se passait de croche, et qu’il avait pris part à l’opération.

Je cite le rapport : « Le chef de la direction [Duhaime] savait que l’ancien VPD Construction avait engagé des agents pour les projets A et B dans des circonstances inhabituelles et que l’ancien VPD Construction ferait en sorte que leurs commissions ne soient pas imputées aux projets A et B, mais plutôt à d’autres projets. »

Traduction : la firme versait de l’argent à un « agent » pour qu’il aide à faire des démarches pour obtenir un contrat à l’étranger. La pratique est acceptée à certaines conditions. Sauf que le paiement n’était pas du tout effectué à cet agent pour un contrat en Algérie (disons), mais notamment pour le CUSM.

Je cite encore : « Le chef de la direction n’a pas vu les Contrats ni les inscriptions dans les livres comptables et les registres de la Société, mais il aurait dû savoir que des documents contractuels feraient référence à des projets autres que les projets A et B et que des renseignements incorrects seraient inscrits, en contravention avec le Code. »

L’enquête interne a révélé que ces paiements avaient été bloqués par la division internationale de SNC-Lavalin. Et qui les avait autorisés ? Pierre Duhaime.

Il n’était pas possible, à moins d’être un idiot, de ne pas comprendre que ces paiements étaient indiqués faussement pour des projets à l’étranger. C’était le but même de la manœuvre. Mais hier, la justice a dit qu’il n’était pas au courant.

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Oui, monsieur, la justice a dit très officiellement que Duhaime n’était pas au courant.

Non, madame, la justice n’a pas dit : « Nous n’avons pas assez de preuve pour affirmer qu’il le savait, ainsi que nous l’en accusions depuis six ans. »

Non.

Les procureurs de la poursuite n’ont pas dit : « Un témoin nous a fait dans les mains. » Ça arrive ! Ces choses-là sont difficiles à prouver.

Mais ce n’est pas ce qui a été dit à la Cour.

Une fois l’aveu de culpabilité à un simple chef d’abus de confiance enregistré, un « exposé conjoint des faits » a été produit à la cour, hier.

Cet exposé est signé par les procureurs de la poursuite comme de la défense. Y sont énumérés 31 faits que les parties admettent comme étant « prouvés ».

Au 31e et dernier point, les avocats écrivent conjointement ceci : « Bien que des paiements corruptifs aient été faits par SNC-Lavalin à Yanaï Elbaz et Arthur Porter, l’accusé n’en avait pas connaissance et n’a pas autorisé leur versement. »

Je veux bien qu’on n’ait pas prouvé sa connaissance hors de tout doute raisonnable. Mais on a prouvé son ignorance ? À moins que ce soit une fiction juridique du genre : la bonne foi se présume, donc, s’il n’y a pas de preuve suffisante de mauvaise foi, la bonne foi est prouvée…

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Pourtant, Duhaime a téléphoné personnellement à Elbaz et lui a parlé du CUSM. « La preuve révèle qu’il s’agit de la seule communication téléphonique directe entre l’accusé et Yanaï Elbaz en 2009 », lit-on. N’est-ce pas plutôt que c’est la seule communication prouvée ?

Quoi qu’il en soit, c’était déjà une illégalité et une violation de la confidentialité et ça fait partie de son crime d’abus de confiance. Mais de quoi ont-ils parlé ? De la grandeur des fenêtres ? Du système de chauffage ?

Ce n’est plus de l’aveuglement volontaire, ça. C’est une participation active à un détournement de contrat public de plus d’un milliard. Une perversion criminelle de l’un des plus importants appels d’offres de l’histoire du Québec.

Mais tout ce que retient la condamnation, c’est le fait qu’un employé de SNC-Lavalin allait communiquer avec Elbaz pour avoir d’autres renseignements techniques confidentiels, à la connaissance de Duhaime.

Et cet Elbaz donnait des infos comme ça ? Gratuitement ? C’est ce que croyait le PDG de cette énorme multinationale ? Elle est bonne, celle-là !

Bref, c’est le portrait d’un sombre idiot qui est tracé par ce résumé rose bonbon.

Remarquez bien, mieux vaut être un con de niveau international qu’un grand champion de la corruption, non ?

Con de même, c’est vrai, tu laisses pas le gars sortir trop souvent de la maison. Si ça se trouve, il va aller au guichet automatique pour faire le plein d’essence.

Évidemment, du coup, nous aussi, on a l’air un peu cons à la fin.

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