MAGAZINE URBANIA

« C’est une méga, méga rock star dans son domaine ! », disait la présentation de Yoshua Bengio à Tout le monde en parle. Et après une recherche dans Google, force est d’admettre que « rock star » est un euphémisme. Le scientifique est non seulement une sommité en intelligence artificielle, mais grâce à lui, Montréal en est aujourd’hui un pôle majeur. Entretien.

REVUE URBANIA

Yoshua Bengio, chercheur d’intelligence

D’après ce que j’ai compris, le défi (de l’intelligence artificielle) est de créer une machine qui apprendrait par elle-même ?

Oui ! C’est-à-dire qu’il y a eu plusieurs approches pour essayer de construire des machines intelligentes. La recherche en intelligence artificielle, c’est de faire en sorte que la machine devienne intelligente en faisant l’acquisition de connaissances par l’apprentissage.

La plupart des connaissances que nous avons comme humain ne sont pas innées. On les acquiert par l’expérience, à travers notre éducation, par ce qu’on observe dans notre quotidien, par l’interaction avec notre environnement. C’est ça, l’idée de l’apprentissage chez les ordinateurs […].

L’intelligence humaine a-t-elle beaucoup évolué depuis l’Homo sapiens ? Je veux dire : on a acquis des techniques.Mais : les facultés cognitives ?

Grâce à l’apport culturel, notre intelligence s’est beaucoup améliorée. Mais notre cerveau, grosso modo, c’est le même qu’avaient nos ancêtres il y a 50 000 ans.

Pourrait-on tracer la même courbe avec l’intelligence artificielle ?

C’est presque sûr que l’intelligence artificielle aura des moyens que l’humain n’a pas. Nous ne sommes pas connectés. Nos cerveaux ne communiquent pas entre eux avec une large bande passante, alors que les ordinateurs, de leur côté, peuvent se connecter entre eux de manière beaucoup plus rapide et se coordonner pour chercher dans les bases de données.

Par exemple, pour reconnaître des visages, l’ordinateur n’est pas vraiment meilleur que l’humain. Par contre, si on me donne la photo d’un inconnu et que je dois l’identifier en fouillant dans une base de données qui contient 10 millions de portraits, ça me prendra des années, tandis que l’ordinateur, parce qu’il est plus puissant, va y arriver en quelques secondes […].

Il y a tout de même des craintes par rapport à l’intelligence artificielle. Est-ce qu’au sein de la communauté scientifique, elles sont prises en considération ?

La principale source de peur, c’est la science-fiction qui dépeint un avenir irréaliste. Les scientifiques, eux, ont des craintes qui ne sont pas les mêmes que celles du commun des mortels.

Plusieurs milliers de scientifiques de l’intelligence artificielle ont signé une lettre pour demander aux gouvernements de bannir l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les armes létales qui tuent sans l’intervention humaine. Il y a déjà un comité en place à l’ONU qui discute avec différents États, dont le gouvernement américain et le Pentagone. Ça, c’est un enjeu qui nous préoccupe.

On peut aussi imaginer des gouvernements contrôler leur population avec ces technologies. On ne voudrait pas qu’un gars comme Trump ait accès à des outils lui permettant de traquer les gens et de punir ceux qu’il n’aime pas. Ça serait l’enfer.

Même chose pour les entreprises. On ne voudrait pas donner des outils puissants à celles qui feraient n’importe quoi pour leur profit au détriment de l’humanité. On ne souhaite pas non plus les mettre entre les mains de fous ou de terroristes […].

En novembre dernier, Google a annoncé qu’elle vous ferait don de 4,5 millions de dollars. Je me demandais, si ce n’est pas trop indiscret : qu’est-ce que vous comptez faire avec cet argent ?

Vous savez, l’intelligence artificielle en est encore à ses débuts. On est encore très loin d’avoir des machines qui atteignent le niveau d’intelligence de l’humain. Il y a donc beaucoup de recherche fondamentale à faire.

Quand vous parlez de recherches fondamentales, là… Il y a des recherches fondamentales et des recherches appliquées. La recherche appliquée vise à résoudre des problèmes concrets et pratiques, comme fabriquer un meilleur système de reconnaissance de la parole. La recherche fondamentale, c’est de poser des questions plus génériques, qui sont peut-être à plus long terme, du genre : comment l’ordinateur peut-il apprendre de manière plus autonome ?

Donc, ce que vous voudriez, c’est de trouver l’équation qui résumerait l’intelligence ?

C’est ce qu’on essaie de faire ! C’est comme des mathématiques.

Mon intelligence peut se résumer avec une équation mathématique ?

C’est une hypothèse. On ne sait pas comment fonctionne le cerveau humain, mais je pense (et je ne suis pas le seul !) qu’on peut résumer nos capacités d’intelligence par un petit nombre d’équations. Et, évidemment, une fois qu’on a ces équations, on peut les faire tourner sur des ordinateurs.

Qu’est-ce qui vous a mené à ce champ de recherches, plus particulièrement ?

J’étais déjà un passionné d’informatique à l’adolescence. Quand j’ai commencé à me poser des questions sur ma maîtrise, j’ai lu toutes sortes d’affaires, et je suis tombé sur des articles à propos des réseaux de neurones. J’ai su que c’était ça que je voulais faire. Des fois, on découvre quelque chose et on tombe en amour.

Le Québec est chef de file dans beaucoup de domaines en sciences humaines. C’est comment avec l’intelligence artificielle ?

Montréal est la ville où il y a la plus grande concentration de chercheurs universitaires dans ce domaine. Au monde ?

Au monde ! Il y a des concentrations plus fortes dans l’industrie, notamment dans la Silicon Valley, à Londres ou à New York, mais en termes de recherche universitaire, on est – et de loin – « number one » !

Vous distinguez l’industrie et vous. Quelles seraient les différences entre les chercheurs universitaires et ceux de la Silicon Valley ?

Hum… Disons que nous, on travaille pour le bien commun.

Et eux travaillent pour celui qui signe leurs chèques de paie ?

Exactement ! C’est la différence principale. Mais dans certaines entreprises comme Google, Facebook, Microsoft et IBM, il y a des chercheurs qui font de la recherche tout aussi fondamentale que ce que je fais. Par contre, ils sont minoritaires et entourés de gens qui font de la recherche appliquée… Maintenant, presque tous les produits de Google utilisent l’intelligence artificielle.

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