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L’eldorado de la Caisse

GURGAON, Inde — Avec ses carrelages de marbre fin, son hall somptueux et ses immenses lis tigrés jaunes disposés un peu partout, l’hôtel Trident est l’un des plus luxueux de la région de Delhi. Sur le toit de l’établissement cinq étoiles, une série de panneaux solaires, tout juste installés par la firme Azure Power, fournissent 10 % de l’énergie consommée par les clients. L’équipement a été conçu de façon à être invisible du niveau de la rue, pour ne pas gâcher l’architecture soignée de l’immeuble.

Inderpreet Wadha, qui a fondé Azure Power en 2008, nous explique en détail le fonctionnement du système. Avec son casque de construction bien planté sur la tête, il décrit les technologies allemandes et canadiennes utilisées pour réaliser ce projet. Mais surtout, il parle avec enthousiasme du boom récent des technologies vertes en Inde, un pays où les besoins en électricité – et l’explosion de la pollution – entraînent une demande exponentielle pour ce type de produit.

« Nous produisons aujourd’hui 1000 mégawatts avec nos 27 centrales et nos panneaux solaires répartis sur 500 toitures, et notre but est de nous rendre à 5000 mégawatts d’ici 2020, dit M. Wadha. Notre entreprise double de taille chaque année. »

Azure Power peut compter sur un partenaire aux reins solides pour soutenir son expansion fulgurante : la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Sans faire trop de bruit, l’organisme a inauguré, il y a un an, un tout nouveau bureau en Inde. CDPQ India a réalisé quatre investissements dans des sociétés indiennes depuis six mois – dont une injection de 75 millions dans Azure – et ses engagements financiers frôlent déjà les 3 milliards de dollars. Les ambitions du fonds québécois sont énormes ici.

« Aujourd’hui, je dirais que l’Inde est notre pays-cible numéro 1. »

— Rashad Kaldany, premier vice-président, pays émergents, de la Caisse de dépôt et placement du Québec

Nouvelles priorités

La Caisse a revu de fond en comble sa stratégie d’investissement à l’étranger au cours des quatre dernières années. L’institution a concentré ses efforts dans une série de marchés ciblés en Europe et en Amérique du Nord, et elle a identifié cinq pays émergents prioritaires : la Chine, le Mexique, le Brésil, l’Inde et la Colombie.

Avec 5 milliards de dollars investis, la Chine demeure le plus important marché émergent pour la Caisse, suivie du Brésil (4 milliards). Mais ces deux pays connaissent certaines difficultés économiques, notamment un endettement croissant en Chine. Et le Mexique, qui figurait au sommet des priorités de la Caisse jusqu’à tout récemment, risque de pâtir des mesures protectionnistes prévues par la nouvelle administration américaine de Donald Trump.

« L’élection présidentielle du 8 novembre a remis en question les perspectives du Mexique et d’autres économies émergentes, explique Rashad Kaldany, rencontré dans les bureaux du groupe à New Delhi. En comparaison, on a le sentiment que l’économie indienne est mieux protégée. C’est une des choses qui nous rendent encore plus confiants envers le marché indien. »

CDPQ India loge dans des bureaux temporaires d’Aerocity, un parc commercial situé non loin de l’aéroport de Delhi. Les nouveaux locaux, qui se trouvent juste en face, seront prêts dans trois mois. Tout autour, des immeubles commerciaux et des hôtels sont en chantier, alors que le ciel souvent jaunâtre laisse deviner le degré élevé de pollution atmosphérique.

La Caisse a nommé Anita Marangoly George, ancienne cadre haut placée de Siemens et de la Banque mondiale, pour piloter les activités de la Caisse en Asie du Sud. CDPQ India compte pour l’instant trois employés, tandis que deux nouveaux analystes d’affaires se joindront bientôt à l’équipe. « Mais nous ne sommes pas que trois : nous bénéficions de toute l’équipe de la Caisse autant à Montréal qu’à New York et Sydney », nuance-t-elle.

Sur le terrain

Le fait d’établir une présence physique en Inde était primordial pour la Caisse, souligne Mme George, très connue dans la communauté d’affaires du pays de 1,25 milliard d’habitants. « La chose la plus importante en Inde, c’est que c’est un marché axé sur les relations d’affaires. C’est important d’avoir des gens sur le terrain auxquels nos partenaires peuvent se rapporter. »

La Caisse, d’ailleurs, ne s’est pas installée ici à la légère. Elle a mis près de trois ans d’analyse et de préparation avant d’ouvrir son bureau en mars 2016. Le grand patron Michael Sabia a lancé officiellement la machine en octobre dernier lorsqu’il s’est rendu à Bombay (Mumbai) pour prononcer un discours devant la fédération des chambres de commerces indiennes. Il a exposé l’intérêt de la Caisse pour les secteurs de l’énergie, des infrastructures, de la finance et de l’immobilier.

Le fonds québécois, qui compte des actifs de 271 milliards de dollars, s’est associé avec des partenaires indiens de premier plan pour ses premiers investissements ici, comme Tata Power et ICICI Venture. Ivanhoé Cambridge, la filiale immobilière de la Caisse, a aussi annoncé cette semaine des investissements qui pourraient atteindre 250 millions US sur plusieurs années dans les cinq plus grandes villes du pays: Mumbai, Delhi, Bangalore, Pune et Chennai.

Ces annonces réalisées à la chaîne depuis l’automne ont sans aucun doute apporté une aura de « crédibilité » à la présence de la Caisse ici, croit Rashad Kaldany. « Ça montre que nous ne faisons pas que parler, mais que nous faisons de réels investissements. »

CDPQ India a aussi conclu une entente de partenariat à long terme avec le groupe financier Edelweiss, qui vise des investissements de 600 à 700 millions dans les actifs en difficultés et le crédit spécialisé aux entreprises. En entrevue au chic hôtel Oberoi – voisin du Trident –, Venkat Ramaswamy, directeur exécutif d’Edelweiss, se réjouit de cette entente « d’au moins 10 ans » qui ne sera pas un simple « investissement passif ».

La firme qu’il a cofondée en 1996 compte aujourd’hui 7000 employés, et il s’attend à une croissance accélérée au cours des prochaines années. « Je crois que les 10 prochaines années seront exceptionnelles pour l’Inde, avance le volubile homme d’affaires. On a maintenant une certaine taille, avec un PIB de 2250 milliards, et dans 10 ans, l’économie fera 5000 milliards. Ça fera de nous la troisième ou la quatrième économie au monde. »

Enthousiasme partagé

Les dirigeants de CDPQ India partagent cet enthousiasme, au moment où l’Inde accélère le développement de ses infrastructures encore sous-développées. Aux quatre coins du pays, des projets de métro, d’aéroport ou de centrale électrique sont en planification ou en chantier. Le gouvernement indien est un fervent adepte des partenariats public-privé (PPP), ce qui favorise les investisseurs institutionnels comme la Caisse.

« Ici [en Inde], c’est le plus grand marché au monde de PPP en matière d’infrastructures.»

— Anita Marangoly George, qui dirige les activités de la Caisse en Asie du Sud

« Il y a un potentiel énorme, et aussi une feuille de route dans les PPP. Plusieurs ports et aéroports et 40 % de la capacité de production d’énergie viennent déjà du secteur privé par l’entremise de PPP », souligne Anita Marangoly George.

Rakesh Nangia, président national de la Chambre de commerce indo-canadienne, est lui aussi confiant quant aux perspectives d’avenir de son pays. En entrevue dans sa villa cossue du centre de Delhi, il énumère les nombreux changements législatifs intervenus depuis l’élection d’un gouvernement réformateur en 2014. L’implantation d’une taxe sur les produits et services l’été prochain – en remplacement d’une vingtaine de tarifs à l’heure actuelle – devrait simplifier bien des transactions, croit-il.

L’homme d’affaires rappelle que les échanges entre l’Inde et le Canada sont « minuscules », malgré l’arrivée récente de plusieurs gros investisseurs institutionnels comme Fairfax, Brookfield et la Caisse de dépôt. Il enjoint aux entreprises canadiennes de profiter du boom, même si les difficultés que pose le marché indien restent importantes.

« Un marché de 1,25 milliard d’habitants, c’est une énorme opportunité, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’un coup de baguette magique fasse changer le pays d’un seul coup, philosophe Rakesh Nangia. Regardez comment les choses ont changé depuis 15 ans. Elles vont continuer à changer, mais je ne sais pas à quelle vitesse. »

Libre-échange Inde-Canada ?

L’Inde et le Canada négocient depuis 2010 en vue de ratifier un traité de libre-échange. En visite en Inde le mois dernier, le ministre canadien de l’Infrastructure et des Collectivités, Amarjeet Sohi, a affirmé à Reuters qu’Ottawa mettait « beaucoup d’efforts » en vue d’accélérer les discussions pour enfin conclure une entente. Les échanges indo-canadiens se sont élevés à 8,3 milliards de dollars en 2015, en hausse de 30 % par rapport à l’année précédente. Le commerce bilatéral entre les deux pays reste toutefois relativement marginal et représente environ le dixième des échanges avec la Chine.

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