Les comédiens et l'argent  Doublage

LE DOUBLAGE PERD LA VOIX

Est-il pensable pour un acteur de vivre uniquement de sa voix au Québec ? De moins en moins. L’industrie du doublage, qui fait travailler en moyenne 640 artistes par année au Québec, traverse une crise sans précédent, au point où les acteurs s’apprêtent à négocier une baisse de leurs tarifs pour sauver le bateau.

Si de nombreux interprètes comptent sur le doublage comme revenu d’appoint, d’autres vivent exclusivement en prêtant leur voix aux vedettes du cinéma, de la téléréalité ou en faisant de la publicité. Encore faut-il qu’ils soient engagés régulièrement.

Un rôle principal, omniprésent et au texte fourni dans un long métrage destiné aux salles de cinéma, peut rapporter autour de 700 $ pour huit heures de travail – au mieux quelques milliers pour le doublage complet. Un autre rôle, qui apparaît régulièrement dans le même film, peut valoir autour de 500 $ à sa voix québécoise. Les films d’action ou d’horreur sont moins payants parce qu’ils contiennent moins de dialogues et plus d’effets spéciaux.

UNE INDUSTRIE EN CRISE

Comédien, adaptateur et directeur de plateau, Sébastien Dhavernas brosse un portrait dévastateur de la situation. « L’industrie du doublage au Québec est tout simplement en train de s’effondrer », dit-il.

Très actif dans le domaine, il est responsable de la commission du doublage à l’Union des artistes (UDA). « Je traîne ce dossier depuis une vingtaine d’années. Tous les cinq ans, il y a une crise, c’est toujours à recommencer », affirme celui qui prête sa voix à Sean Penn, Chris Cooper et Jeff Daniels au cinéma, et qui s’est fait connaître du grand public avec le rôle de Raoul Savary dans Le temps d’une paix.

L’arrivée des diffuseurs virtuels, qui ne sont pas soumis aux mêmes lois que les diffuseurs traditionnels, embête l’industrie du doublage. « Vous avez vu l’attitude de Netflix devant le CRTC, on ne peut pas dire qu’ils collaborent beaucoup. En Europe, ils investissent le marché français mais ont installé leurs bureaux au Luxembourg pour échapper aux lois françaises. »

Contrairement à leurs collègues français, les acteurs québécois ne bénéficient d’aucun droit de suite en doublage. Une fois qu’ils ont été payés pour leur travail, c’est terminé.

Les Simpson ont beau passer et repasser à V ad nauseam, les voix québécoises d’Homer, Marge et Bart – Hubert Gagnon, Béatrice Picard et Johanne Léveillée – ne seront jamais repayées. Alors que leurs équivalents américains empochent 400 000 $ US par épisode, ceux d’ici doivent se contenter de 117 $ pour chacune des deux premières heures de travail, et de 70 $ pour les suivantes. Pour un film, un acteur empoche 125 $ pour les deux premières heures, et 75 $ pour les suivantes.

LE MÊME TARIF POUR TOUS

On pourrait s’attendre à ce que des noms comme Guy Nadon ou Anne Dorval puissent exiger de meilleurs cachets, mais il n’en est rien selon Sébastien Dhavernas. « Tout le monde obtient le même tarif ; c’est sur le volume que ça devient payant. Pour un acteur comme Guy Nadon, qui fait beaucoup d’autres choses, c’est une source de revenus appréciable. Il n’y a pas de négociation de cachets selon la notoriété comme pour un rôle à la télé ou au cinéma. »

Précisons tout de même que rien dans l’entente collective entre l’UDA et l’Association nationale des doubleurs professionnels n’empêche de négocier un cachet à la hausse.

Par contre, on peut présumer que les sœurs Dufour-Lapointe et Joannie Rochette ont obtenu des cachets plus élevés pour avoir prêté leurs voix et leurs noms aux films Les avions 1 et 2 de Disney. 

Sébastien Dhavernas ne s’en scandalise pas, et précise que l’embauche des sœurs Dufour-Lapointe n’a fait perdre aucun contrat puisque de véritables actrices avaient déjà doublé ces rôles et qu’elles ont été payées, même si on ne les entend pas dans le film. « Je ne trouve pas ça souhaitable, mais, si ça reste de petits rôles une fois de temps en temps, c'est anecdotique. »

« Ça a fait toute une histoire au printemps parce que l’industrie en arrache. Si nous avions été en période de prospérité, cette histoire-là aurait fait moins de millage. » 

— Sébastien Dhavernas, à propos du contrat de doublage des sœurs Dufour-Lapointe

N’empêche, cette mode importée des États-Unis d’engager des personnalités connues pour promouvoir les grandes productions hollywoodiennes n’est pas sans irriter des acteurs dont c’est le métier, et qui voient des rôles leur échapper. « Lorsque la qualité du jeu en est touchée, ça me met en joual vert », admet la comédienne Bianca Gervais, qui a préféré ne nommer personne en particulier.

Sébastien Dhavernas assure que l’équité salariale existe en doublage. « Mais il y a beaucoup plus de rôles d’hommes que de femmes, sauf exception comme Orange is the New Black. À travail égal, c’est salaire égal. »

LA PLANCHE DE SALUT DU DOUBLAGE

À défaut de doubler des films et des séries télé, les acteurs se rabattent sur ce qu’on appelle la surimpression vocale, ces voix québécoises qu'on entend par-dessus les propos des vedettes de téléréalités ou de docuréalités étrangères, comme Du talent à revendre ou Qui perd gagne à TVA. Depuis la multiplication des chaînes spécialisées, cette technique d’enregistrement est devenue la plus utilisée pour le doublage d’émissions de télé.

Malgré cette manne, les acteurs ne sont pas nécessairement gagnants au bout du compte. « Les clients demandent souvent des voix connues et de nouvelles voix qu’on n’entend nulle part. Mais ils ne veulent pas entendre les mêmes voix sur deux séries différentes », explique Danièle Garneau, directrice de plateau et formatrice en surimpression vocale au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. 

Mme Garneau prévient d’ailleurs ses étudiants de voir ce travail comme un revenu d’appoint. « Il y a plus d’émissions, mais il y a aussi beaucoup plus de comédiens. Le bassin s’est élargi. »

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