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Profession : esthéticienne
La Presse
Les soins des unes, le corps des autres. Elles ont un métier qui ne connaît pas la crise, connaissent l’intimité des femmes et leurs artifices, et sont parfois méprisées. Les esthéticiennes exercent une profession fascinante, au cœur d’une enquête sociologique d’Ivan Jablonka,
.Habitué aux sujets « sérieux » (les orphelins dans l’histoire, les enfants de la Shoah), l’historien français pose un regard curieux et sans préjugés sur une profession qui est pourtant assez stigmatisée, ou au moins méprisée. « Or, la célébration du corps est à la fois une pratique et une idéologie », écrit-il.
Des entretiens qu’il a menés avec des esthéticiennes de tous âges, exerçant en ville ou à la campagne, dans des quartiers huppés ou populaires ressort déjà une certitude : la part psychologique du métier d’esthéticienne, qui nettoie et embellit le corps, mais prend aussi soin de l’âme.
« Bien sûr, l’institut de beauté est un gynécée, mais ce mot ne doit être pris ni dans un sens dépréciatif ni dans un sens érotique. Ce qu’on y trouve, c’est moins des “nanas à poil” qu’une confiance à la fois physique et psychologique, une certaine qualité de la relation humaine », constate l’auteur.
Pas un sujet n’échappe au large spectre couvert dans l’intimité d’un salon de beauté : mariage, divorce, enfants, travail, petits et grands maux de l’âme, et, bien sûr, conseils féminins.
« Les esthéticiennes ne sont ni dermatologues, ni infirmières, ni assistantes sociales, ni coachs, ni psychanalystes, et pourtant elles sont un peu tout cela à la fois. »
— Ivan Jablonka
Parce qu’elle plonge dans l’intimité physique de ses clientes, l’esthéticienne a un œil qui voit tout. La « phobie du poil » des clientes les plus jeunes, qui sont aussi les plus susceptibles de demander une épilation intégrale de leur sexe. La pudeur des unes, l’impudeur des autres. Et aussi, la propreté, marqueur de respect.
Selon l’auteur, la violence ressentie le plus fortement par les esthéticiennes vient non pas des retards, impolitesses ou commentaires plus ou moins heureux des clientes, mais bien de leur hygiène personnelle. « Certaines femmes en manteau de fourrure, quand elles sont nues sur la table, elles peuvent dire merci à leur parfum », lance une des esthéticiennes citées dans
Enfin, Ivan Jablonka mentionne dans son enquête la précarité qui règne dans cette profession. En France, les esthéticiennes plafonnent à peine au-dessus du salaire minimum. Mais il souligne que les salons de soins des ongles sont aussi le point d’arrivée de femmes sans situation légale en France. On peut faire le parallèle avec la situation décrite dans l’enquête du
, et , publiée en mai dernier, et qui dévoile une exploitation des jeunes femmes dans les salons américains.Instruments de la beauté, ou de la tyrannie de la beauté, les esthéticiennes recensent aussi les angoisses de leurs clientes – reflet des injonctions d’une société encore machiste : la peur de vieillir, la hantise du gras, la traque du poil, etc. Dans l’intimité de la cabine, pourtant, l’esthéticienne ne répond pas aux impératifs de la société, constate l’auteur. Au contraire, la cliente apprivoise sa « non-perfection ».
À travers ce portrait, l’historien et sociologue révèle que derrière l’esthétique, que l’on relègue souvent aux confins du superficiel, se cache aussi un humanisme. Une lecture simple, touchante, sur un métier qui n’a rien de superficiel.
Ivan Jablonka
Éditions du Seuil, collection « Raconter la vie », 103 pages