Ventres à louer

Voyage au cœur d’une « usine à bébés »

ANAND, Inde — Une lampe de poche projette un rayon cru entre les cuisses de Margareth Krishen. La jeune femme fixe le vide pendant qu’une longue aiguille insère dans son utérus l’embryon qu’elle a accepté de porter pour un couple de parfaits inconnus.

« Vous voyez la tache blanche ? » La gynécologue Nayana Patel pointe l’image de l’embryon sur l’échographie qui capte le déroulement de la délicate intervention.

Si tout va bien, cette bulle vacillante deviendra un nourrisson qui partira vers l’Europe ou l’Amérique, pour le plus grand bonheur de ses parents. Margareth pourra alors rentrer chez elle, munie d’un chèque représentant environ 7500 $. Une fortune pour cette mère de deux ados dont le mari gagnait 3 $ par jour avant de tomber malade au point de ne plus pouvoir travailler.

D’un côté, un couple désespéré par son incapacité à procréer. De l’autre, une femme engluée dans la misère. Le phénomène controversé des mères porteuses, c’est d’abord et avant tout la rencontre entre deux tragédies.

Interdits par une majorité des pays, les contrats de gestation rémunérés sont légaux en Russie, en Ukraine et dans certains États américains.

L’Inde, elle, a légalisé la pratique en 2002. Depuis, c’est la folie. Quelque 3000 cliniques de mères porteuses ont essaimé dans le pays. Le chiffre d’affaires généré par cette ruée vers le ventre des Indiennes frôle le demi-milliard de dollars.

Les cliniques indiennes facturent environ 35 000 $ pour leurs services. Aux États-Unis, c’est deux à trois fois plus cher. Forte de ses prix concurrentiels et de la qualité de ses services médicaux, l’Inde est rapidement devenue la Mecque du « tourisme procréatif ».

Et le cœur de cette industrie loge à Anand, ville de 150 000 habitants plongée dans le bourdonnement perpétuel des rikshas qui slaloment entre les vaches et les piétons.

Cette ville du Gujarat a été longtemps reconnue pour sa production laitière. Aujourd’hui, ce qu’on y fabrique, ce sont surtout des bébés, dont les deux tiers grandiront à l’étranger.

Nommée Akhanksha, ou Désirée, du nom du premier bébé à avoir été conçu dans son laboratoire, la clinique de Nayana Patel doit sa notoriété à quelques controverses juridiques qui ont forcé le gouvernement indien à règlementer l’industrie de la gestation pour autrui (GPA) – dont une célèbre affaire de fillette conçue pour des parents japonais qui ont divorcé avant sa naissance.

L’histoire a valu à Nayana Patel un passage chez Oprah Winfrey. Sa carrière internationale était lancée.

LA « COUVEUSE » D’ANAND

En une décennie, plus de 800 bébés sont nés d’une mère porteuse dans la clinique de la Dre Patel. À la fin du mois de septembre, 85 femmes vivaient dans sa « maison des mères porteuses » en attendant le jour de l’accouchement.

Le tiers de ses clients vivent en Inde. Les autres viennent de partout : Irlande, États-Unis, Nigeria, Kazakhstan, Canada…

En plus de la somme encaissée à l’accouchement, les mères porteuses reçoivent une allocation mensuelle de 70 $ pendant la grossesse.

Originaires des bidonvilles d’Anand, ou des villages voisins, ces femmes rêvent d’acheter une maison ou de payer l’école de leurs enfants. Plusieurs reviennent pour une deuxième grossesse rémunérée – le maximum fixé par la loi indienne.

Purul, jeune trentaine, ressemble à une étudiante avec ses lunettes à monture carrée. Elle en est à sa deuxième GPA. La première fois, c’était pour aider son mari à partir travailler en Afrique du Sud. Là, c’est pour financer les études de ses deux enfants. Pour elle, ce séjour à Anand représente une chance unique de changer de vie.

Mais il y a un prix à payer. Les mères porteuses doivent passer 9 mois loin de leurs proches, dans une maison située à 10 minutes de riksha de la clinique de Mme Patel.

Pour louer son ventre, il faut avoir déjà eu au moins un enfant, exige la loi indienne. Bien nourries et bien soignées, Purul et ses compagnes s’ennuient de leurs gamins, qui n’ont droit qu’à une visite hebdomadaire. Les relations sexuelles leur sont strictement interdites, question d’éliminer tout risque d’ITS. Et elles ne quittent qu’exceptionnellement l’immeuble où elles couvent leur bébé.

« Les rues d’Anand ne sont pas hygiéniques, les routes sont défoncées. Parfois, après une sortie, les femmes commencent à saigner », plaide la gynécologue pour justifier sa politique d’isolement.

ARGUMENT DE POIDS

Cet environnement ultracontrôlé est un argument de poids pour les couples infertiles hésitants. « Un ami a trouvé une mère porteuse en Ohio, mais il n’avait aucune idée de ce qu’elle consommait pendant sa grossesse », raconte un New-Yorkais croisé à l’hôtel Rama, où séjournent la majorité des clients étrangers de Nayana Patel venus récupérer leur bébé.

Sauvée in extrémis d’une rupture d’anévrisme, la femme de cet analyste financier ne pouvait plus prendre le risque d’une grossesse. « Ce qui nous a convaincus de venir ici, c’est le suivi serré des mères porteuses. »

Mais ce « contrôle de qualité » ajoute de l’eau au moulin de ceux qui critiquent ce commerce lucratif.

« Les contrats de gestation réduisent la grossesse à un service, et le bébé à un produit », dénonce le Centre indien pour la recherche sociale dans une récente étude. Ses auteurs ont interviewé une centaine de mères porteuses. Leur conclusion : « Les risques et inconvénients découlant des contrats de gestation sont souvent contraires à leurs intérêts et à ceux de l’enfant. »

« Pourquoi une femme pauvre devrait-elle souffrir physiquement pour un couple riche ? C’est comme la vente d’organes ou la prostitution. »

— Ranjana Kumari, présidente du Centre indien pour la recherche sociale

« Les femmes qui travaillent en usine usent leur corps, elles aussi, où est la différence ? », réplique Nayana Patel.

« Au moins, les mères porteuses reçoivent assez d’argent pour apporter des changements significatifs à leur vie. »

Nayana Patel y veille personnellement, en leur offrant des cours de broderie ou d’informatique et en les forçant à ouvrir un compte en banque.

« Madame ne nous utilise pas comme une marchandise, elle nous aide à devenir autonomes », souligne l’une des jeunes femmes.

SACRIFICE

Les principales intéressées ne se plaignent pas trop de leur réclusion. « Je ne pourrais jamais gagner autant d’argent dans toute ma vie », dit Poola, dont la famille a été frappée par une cascade de drames.

« Mon beau-frère, ma belle-sœur et mon beau-père sont morts, il n’y avait plus personne pour gagner notre pain. Le reste de la famille a décidé que je deviendrais mère porteuse. Pourquoi pas, après tout, je ne couche pas avec un autre homme… »

Dans une chambre qu’elles partagent à la maison des mères porteuses, Jyoti, Sangita, Kailash et Reikha ouvrent les gamelles contenant leur repas du midi. Une odeur de curry se répand dans la pièce, meublée de cinq lits de camp.

À 33 ans, Sangita a deux fils de 9 et 7 ans. Cette orpheline s’est retrouvée seule au monde à la mort de son mari. Une amie lui a parlé de la Dre Patel. Sangita a fait le saut. Elle a placé ses fils dans un pensionnat et ne les reverra pas avant l’accouchement.

« Le plus grand sacrifice, ce sont mes enfants qui le subissent, mais je n’avais aucun autre choix. »

REJET ET IMPUISSANCE

Un coiffeur montréalais qui a eu des jumelles grâce à une clinique de Bombay résume son expérience en une formule saisissante : « Pour moi, une mère porteuse, c’est comme un four. »

Mais ce « four » vit en société et éprouve des émotions… Or, s’engager comme mère porteuse, c’est aussi s’exposer au rejet social. Âgée de 28 ans, Jyoti en est à sa deuxième grossesse rémunérée.

Au village, les voisins jasent. La pression est devenue tellement lourde que sa famille a dû déménager.

« Les gens ne comprennent pas que ce que je fais, c’est scientifique, il y en a qui croient que c’est de la magie », explique Jyoti.

Légalement, les mères porteuses indiennes ne peuvent pas utiliser leur propre ovule. Mais même si elle ne lui a pas transmis son bagage génétique, Jyoti pense souvent au garçon à qui elle a donné le jour, il y a deux ans, pour une Américaine. « Il a partagé mon sang, je me demande s’il marche, s’il court… »

Un matin de septembre, une dizaine de mères porteuses d’Anand célèbrent la cérémonie hindoue soulignant les 7 mois de grossesse. Leurs saris tendus sur leurs ventres ronds, elles s’offrent mutuellement du riz dans un geste qui symbolise la bonne fortune.

Bien qu’enceinte de 7 mois, Bhavana ne participe pas à ce « baby shower ». Le couple qui a fait appel à ses services ne l’y a pas autorisée. Lors de sa première GPA, ses « clients » avaient refusé qu’elle tire son lait pour le nourrisson. Bhavana ne comprend pas les raisons de ces refus. Mais ce n’est pas elle qui décide.

Avortement en cas de malformation fœtale ? Envies alimentaires subites, comme ces mangues marinées dont rêve Jyoti ? Accouchement naturel ou, comme ça arrive dans 70 % des cas, naissance par césarienne ?

Les mères porteuses n’ont pas voix au chapitre. Ce sont les clients et la Dre Patel qui tranchent. Mais même celles qui le déplorent ne remettent pas leur engagement en question pour autant.

* * *

Une heure après le transfert d’embryon, Margareth Krishen se repose dans une pièce de la clinique, accompagnée de sa belle-sœur, qui essuie ses yeux remplis de larmes.

L’intervention médicale a-t-elle été douloureuse ? « Pas vraiment », minimise la jeune femme.

« De toute façon, qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? C’est mon unique option. »

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