OPINION POLITIQUE CULTURELLE DU CANADA

Le journalisme et la culture aux mains des géants du web américains

« Nous n’avons pas l’intention de soutenir les modèles qui ne sont plus viables pour l’industrie. » C’est en ces termes que la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, a annoncé que son gouvernement largue les médias écrits quotidiens, imprimés ou numériques.

Même s’il s’agit d’un des seuls secteurs culturels à n’avoir jamais été subventionnés par des fonds publics, le gouvernement Trudeau va à l’encontre des avis d’experts et refuse de lui apporter du soutien. En d’autres mots, le Canada est prêt à laisser mourir ceux qui sont des piliers de sa démocratie.

Il est évident que le modèle d’affaires de la presse écrite bat de l’aile : Ottawa laisse filer les revenus publicitaires qui autrefois finançaient la production journalistique vers les géants du web américains sans aucune forme de taxation ou de redevance. Pendant ce temps, Facebook et Google n’investissent rien dans la production et encaissent les profits en diffusant les contenus produits à grands frais par d’autres. La crise économique des médias d’information provoquée par cette inéquation a entraîné la perte de dizaines de milliers d’emplois au Canada en 10 ans, ce qui a inévitablement un impact sur la qualité, la diversité et la pluralité de l’information.

Pratiquement aucune industrie culturelle n’est durable sans subventions et aides publiques, incluant le jeu vidéo. L’argument de la viabilité des modèles d’affaires est tout simplement irrecevable. Pourquoi fermer la porte à nos médias écrits qui sont le fer de lance de l’information partout au Canada ? Combien de bulletins de nouvelles, d’émissions télévisuelles ou de radio s’abreuvent des quotidiens pour bâtir leurs propres contenus ?

Dire croire à l’importance du journalisme mais ne rien faire pour en assurer la survie revient à remettre les clés de notre démocratie entre les mains des géants américains.

Une autre décision qui illustre l’amour de notre gouvernement pour les plateformes de Silicon Valley : Facebook fondera, en partenariat avec le Digital Media Zone (DMZ) de l’Université Ryerson, le premier incubateur de médias au Canada. C’est donc l’entreprise américaine qui déterminera les initiatives qu’ils soutiendront. On abandonne notre presse écrite quotidienne et on confie son développement numérique à son principal concurrent. En termes de souveraineté et de protection de notre démocratie, on repassera, d’autant plus qu’il n’y a pas de partenariat équivalent du côté francophone. Cette décision est préoccupante au plus haut point.

Impossible de se réjouir de l’entente bilatérale de 500 millions avec Netflix, car dans la réalité, celle-ci constitue une renonciation à imposer une fiscalité équitable pour tous ceux qui font affaire au Canada.

Il ne s’agit pas non plus d’une solution pérenne puisqu’elle expire dans cinq ans. Pire, comme cet argent ne sera pas versé dans le Fonds des médias du Canada (FMC), les productions financées par ces sommes échapperont à nos règles qui seront dictées par et pour Netflix en fonction de ses propres ambitions commerciales, en plus d’échapper aux quotas de production francophone. Cette approche est une abdication des principes d’accès à l’expression culturelle basés sur des valeurs locales et nationales.

Et enfin, le gouvernement se promet de négocier des ententes de gré à gré avec chacune des plateformes qui ébranlent nos industries. C’est un renversement du rôle d’un gouvernement qui est de réglementer dans l’intérêt de ses citoyens et non pas de négocier avec les entreprises privées selon leur bon vouloir.

On ne peut que frémir devant l’hégémonie américaine sur notre culture et l’information. Le gouvernement canadien vient de plier les genoux devant nos voisins, ce qui inquiète alors que l’exemption culturelle générale est à protéger dans le cadre des négociations actuelles de l’ALENA.

La question de la non-juridiction canadienne sur les entreprises numériques hors Canada est une excuse bidon, car elle se règle justement par une législation qui doit régir les transactions commerciales, même en ligne. D’autres pays l’ont fait. En se cachant derrière une promesse électorale de ne pas créer de « taxe Netflix », le Canada renonce en vérité à appliquer les mêmes règles aux entreprises étrangères que celles imposées aux nôtres ; ce qui est totalement illogique et inéquitable. Au contraire, le gouvernement Trudeau brise une autre promesse électorale importante : lutter contre l’évasion fiscale.

OPINION POLITIQUE CULTURELLE DU CANADA

Un retour déplorable à la case « conversation » pour les éditeurs de presse

La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec demande à Mélanie Joly de s’engager dans un dialogue sérieux et constructif avec notre industrie

Les éditeurs de presse du Québec et du Canada ont rencontré la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, à plusieurs reprises dans la dernière année pour la sensibiliser aux difficultés éprouvées par leur industrie.

Ils ont participé de bonne foi aux « conversations » qui ont servi de prélude à l’élaboration de la politique culturelle annoncée jeudi et aux audiences du Comité permanent du patrimoine canadien sur l’information locale, dont la ministre a rejeté le rapport sur réception.

Les mesures de soutien à la presse d’information font l’objet d’un consensus sans précédent chez les éditeurs de journaux quotidiens et hebdomadaires, qu’ils soient francophones ou anglophones.

Mme Joly ne peut ignorer le sentiment d’urgence qui nous habite. Elle a pourtant choisi de nous ignorer.

La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec, qui regroupe près de 180 éditeurs et rejoint 6,5 millions de lecteurs toutes les semaines, accueille la nouvelle politique culturelle de Mme Joly comme un déplorable retour à la case « conversation ». De toute évidence, nous n’avons pas réussi à la convaincre de l’importance de notre industrie pour l’économie, la santé démocratique et la pluralité des voix au Québec et au Canada, car il n’y a rien, mais absolument rien pour nous dans la politique culturelle.

Un contraste frappant

Le contraste entre Mme Joly et son homologue québécois, Luc Fortin, est frappant. Le ministre de la Culture et des Communications a reconnu, dans la politique culturelle du Québec, que les médias locaux, régionaux et nationaux jouent « un rôle majeur dans la promotion et la connaissance des productions culturelles québécoises ».

Le gouvernement Couillard est passé de la parole aux actes, dans le dernier budget, en annonçant des mesures totalisant 24 millions sur cinq ans pour soutenir le virage numérique des médias d’ici (et 12 millions de plus pour absorber les coûts de la taxe sur le recyclage). Malgré le sous-financement de son programme, M. Fortin a le mérite d’être passé de la parole aux actes…

Tout n’est pas noir dans le Cadre stratégique du Canada créatif (titre officiel de la politique fédérale). La Coalition entretient de grands espoirs quant à la révision de la Loi sur le droit d’auteur, à la condition que cette réforme puisse nous aider à mieux protéger et à mieux monétiser nos contenus dans l’univers numérique.

Il faut mettre un terme à la vampirisation de nos contenus sans compensation par des agrégateurs situés à l’étranger.

La politique ouvre la porte à « l’exploration d’une nouvelle approche pour le secteur de l’information ». « Notre approche sera guidée par notre conviction qu’une démocratie saine repose sur un contenu journalistique fiable et que toute mesure gouvernementale doit respecter le principe de l’indépendance », affirme le document de référence.

Mesures proposées

La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec partage ces préoccupations, et elle a déjà fait part de propositions pertinentes, appuyées autant au Québec et au Canada par les éditeurs et les syndicats représentant les journalistes. La liste de ces mesures comprend : 

Un crédit d’impôt sur la masse salariale.

Il faut des journalistes pour pratiquer le journalisme. Et le journalisme de qualité a un prix. Un crédit d’impôt sur la masse salariale permettrait de soutenir la production d’informations. L’utilisation de critères d’ordre quantitatif (nombre de journalistes employés, dépenses en production de contenu original) permettrait d’éviter l’ingérence de l’État dans les affaires journalistiques.

Un crédit d’impôt ou un programme d’aide au virage numérique.

Le Fonds du Canada pour les périodiques pourrait être élargi. Il ne suffit pas d’aider les magazines, les journaux communautaires et les périodiques. Les quotidiens et les hebdos doivent accéder à un Fonds bonifié afin de poursuivre leur virage numérique.

Une politique encourageant le placement publicitaire dans nos médias.

Nos journaux et nos hebdos n’ont pas de problèmes de contenus ou d’audiences, ils ont un problème de revenus ! Nous produisons plus de contenus que jamais et nous rejoignons plus de citoyens que jamais grâce au développement de plateformes numériques. Deux groupes, Google et Facebook, empochent les deux tiers des revenus publicitaires numériques, ce qui ne laisse que des miettes à nos journaux et à nos hebdos.

Pire, Ottawa participe à l’érosion de nos revenus en privilégiant ces deux entreprises étrangères dans ses propres stratégies de placement publicitaire. Il y a 10 ans, les ministères et agences fédérales injectaient 20 millions dans les journaux canadiens, contre un demi-million aujourd’hui. Tandis que notre empreinte numérique progresse, notre part de la publicité gouvernementale régresse. Nous exigeons un retour du balancier.

Exemption de la TPS sur la vente des imprimés.

Pourquoi Le Devoir, Montreal Gazette et les journaux de Capitales Médias devraient-ils payer la TPS sur la vente de leurs éditions imprimées alors que les Netflix de ce monde dictent au gouvernement leurs règles fiscales ? Poser la question, c’est y répondre. Le régime de fiscalité à deux vitesses avalisé par la politique culturelle est injuste et insultant pour les producteurs de contenus du Canada, qu’ils proviennent du milieu culturel ou médiatique.

Mme Joly a exprimé sa crainte de subventionner des entreprises aux modèles d’affaires défaillants, alors que ce n’est pas du tout le cas.

Cette année, au gala annuel des éditeurs nord-américains, les trois finalistes dans la catégorie meilleur service de nouvelles mobiles sont La Presse+, Le Devoir mobile et J5 (Le Journal de Montréal). Nous tentons par tous les moyens de maintenir les emplois des journalistes et d’investir dans le développement de plateformes numériques dans un contexte de décroissance.

Le modèle d’affaires est connu. Les plus grandes régies publicitaires dans l’histoire des médias, Google et Facebook, dictent les règles du jeu, dans un contexte de profonde iniquité avalisée par la politique culturelle.

Nous demandons à Mme Joly de s’engager dans un dialogue sérieux et constructif avec notre industrie. Pour le moment, elle nous demande de patienter pendant qu’elle déroule un tapis rouge aux géants de la Silicon Valley.

* Benoit Chartier, président, Hebdos Québec ; Lucinda Chodan, rédactrice en chef, Montreal Gazette ; Claude Gagnon, PDG, Groupe Capitales Médias ; Donald LeCavalier, vice-président principal aux finances, TC Transcontinental ; Brian Myles, directeur, Le Devoir ; Richard Tardif, directeur général, Association des journaux régionaux du Québec (Quebec Community Newspaper Association)

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