Attentas à Paris  Chronique

Les mots et les larmes

C’est dur de trouver les mots. C’est pourtant mon métier de les trouver. Il y a des jours où je les cherche très fort et ne les trouve pas. Des jours sombres où les mots sont étouffés par les larmes. Des jours où tous les mots me paraissent indécents.

Que dire devant ce carnage à Paris ? Devant cet homme qui a vu sa femme mourir dans ses bras, abattue à tirs de kalachnikov sur la terrasse d’un café ? Devant cette mère qui pleure sa fille partie un soir d’automne voir un concert au Bataclan ?

Que dire devant ces enfants qui ne reverront plus leur père, retrouvé sur le plancher d’une salle de spectacle devenue charnier ? Devant cette femme qui s’évanouit en tentant de décrire l’horreur à des journalistes ? Devant ces proches ayant cherché toute la nuit ce couple d’amoureux qui venait de s’installer à Paris ? Au bout de la nuit, un espoir assassiné. Une peine infinie résumée en 140 caractères : « La recherche est terminée, je n’ai plus de mots, que des larmes. Marie et Mathias nous ont quittés tous les deux. »

Plus de mots. Que des larmes devant tous ces innocents assassinés par le groupe État islamique au nom d’une folie meurtrière que rien ne justifie.

Il y a cet homme, samedi, qui est allé jouer du piano devant le Bataclan. J’aimerais le remercier. À mon sens, c’est lui qui a dit le mieux tout ce qu’il y avait à dire. Il est arrivé à vélo. Un piano à la remorque de sa bicyclette. Un signe de paix dessiné en blanc sur l’aile de son piano noir. Il a joué Imagine de John Lennon en hommage aux victimes. Aucune parole. Juste le son clair des notes dans la tristesse du jour. Comme pour prendre dans ses bras ce Paris blessé après une nuit sanglante. Comme pour dire que l’humanité vaincra. Autour de lui, des passants recueillis, des journalistes muets. Il est reparti les larmes aux yeux, sans dire un mot.

***

C’est dur de trouver les mots. Et pourtant, il le faut. C’est d’abord avec des mots que l’on fomente la guerre. C’est d’abord avec des mots que l’on condamne le fanatisme et la folie meurtrière. Et c’est aussi avec des mots que l’on construit la paix.

Après le silence qu’impose le recueillement, après le deuil, on n’a pas le choix de parler, de se parler. Pour dire la peine, la colère, l’indignation, la peur. Le dire sans en être aveuglé.

Refuser de céder à la panique. Refuser la récupération populiste de l’émotion. Refuser la haine, d’où qu’elle vienne. Refuser la logique même des terroristes qui, en s’attaquant à des civils innocents, cherchent à semer la peur et la haine pour créer un maximum d’effet politique.

Vendredi soir, alors que les cadavres des victimes étaient encore chauds, que les flaques de sang n’avaient même pas séché, j’ai eu un haut-le-cœur en voyant des gens réagir à la haine par la haine. Des gens ayant le privilège d’avoir une tribune médiatique qui, de façon indécente, n’ont rien trouvé de mieux, par une nuit d’horreur, que de jeter de l’huile sur le feu. Des gens qui ont relancé la chasse aux boucs émissaires en s’en prenant à la figure du réfugié ou du musulman en général. L’affaire est réglée… Et si vous n’êtes pas d’accord, vous êtes complice. Soit vous êtes avec « eux », soit vous êtes avec « nous ». C’est si pratique, la pensée binaire. C’est une pensée de la non-pensée.

Pendant ce temps, au Moyen-Orient, des réfugiés tentent de fuir depuis trop longtemps la même horreur qui a frappé Paris. Ceux qui diabolisent l’islam l’oublient, mais la vaste majorité des victimes de la folie meurtrière des djihadistes sont elles-mêmes musulmanes. Dix fois plus de musulmans que de non-musulmans sont victimes du terrorisme salafiste. En Syrie, en moins d’un an, le groupe État islamique aurait fait au moins 1000 morts. Le régime syrien, 15 fois plus. Des millions de Syriens ont été forcés à l’exil pour survivre. Et des gens voudraient, ici comme ailleurs, leur fermer les frontières ?

Je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée émue pour mon grand-père Naïm, lui qui a trouvé refuge en Syrie il y a 100 ans. Il fuyait l’horreur lui aussi. Son père et son frère avaient été assassinés, victimes innocentes d’un génocide qui ne disait pas son nom. Comme des milliers d’autres Arméniens, il a d’abord trouvé refuge dans cette même Syrie devenue aujourd’hui un brasier. Si les gens qui l’y ont accueilli avaient choisi la peur plutôt que la solidarité et l’humanité, lui et des milliers d’autres rescapés n’auraient jamais survécu.

J’ai aussi une pensée émue pour Laurice, ma grand-mère syrienne, dont les parents ont hébergé clandestinement à Alep des jeunes femmes arméniennes fuyant le génocide. S’ils avaient avalé la propagande de l’époque qui faisait des Arméniens des « ennemis de l’intérieur », des dangereux microbes à éradiquer, s’ils avaient cédé à la dangereuse rhétorique opposant « eux » et « nous », ces jeunes femmes n’auraient pas survécu non plus.

En pleurant les morts à Paris, moi, petite-fille de Naïm et de Laurice, je peine à trouver les mots. Mais je sais une chose : c’est l’humanité et non la peur qui leur a permis de vivre, d’aimer et de mourir en paix. L’humanité qui dit non à la barbarie, quelle qu’elle soit.

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