Patrimoine bâti

Un ingénieur tire la sonnette d’alarme pour la protection des savoir-faire

Québec — Tout comme les maisons patrimoniales qui tombent sous le pic des démolisseurs, le savoir-faire des ouvriers qui les ont bâties est menacé de disparition, prévient un ingénieur à la retraite qui vient de publier un livre sur la question. 

« Les travailleurs capables de bien restaurer, de bien entretenir nos ancestrales, il n’en reste plus beaucoup », avertit Yves Lacourcière. L’homme vient de publier Accusé de non-assistance à patrimoine en danger, une charge contre les institutions qui, selon lui, ont abandonné le patrimoine bâti.

Charpentiers, maçons, plâtriers… Les vieux tours de main de ces métiers ont été emportés dans le tourbillon de l’industrialisation. Résultat ? Selon M. Lacourcière, on trouve des milliers de travailleurs capables d’assembler des « deux par quatre » et des murs de gypse, mais presque plus qui ont les compétences pour intervenir sur le bâti patrimonial.

« Après la guerre, les métiers traditionnels représentaient 50 % des travailleurs de la construction. En 1969, c’était 30 % et en 1993, il en restait 4 %, relate Yves Lacourcière, citant ses propres calculs. À l’heure actuelle, il en reste moins de 1 %. Il en reste 500 environ. C’est une lente disparition. »

M. Lacourcière se bat depuis des années pour faire reconnaître une filière traditionnelle dans l’industrie de la construction. Cette solution ne réglerait pas tout, mais selon lui, elle permettrait de mieux protéger le patrimoine. Il estime que la Commission de la construction du Québec (CCQ) devrait créer des formations traditionnelles, reconnaître ce secteur et lui donner le droit exclusif de travailler sur des bâtiments anciens.

À l’heure actuelle, les vieilles maisons sont « le royaume du travail au noir », dit-il, mais en réservant ce secteur à des ouvriers spécialement formés, on s’assurerait de mieux protéger les bâtiments.

« La CCQ encadre l’accès aux chantiers. Alors, reconnaître les métiers traditionnels de la construction, c’est automatiquement les sauver et garder authentique notre patrimoine, plutôt qu’en faire un décor de Walt Disney comme ils vont faire à Chambly », lance Yves Lacourcière, à propos de la Maison Boileau, récemment détruite.

Créer une relève

Plusieurs acteurs du milieu consultés par La Presse se disent en accord avec la proposition de l’ingénieur retraité. « On s’aperçoit que des connaissances se perdent », déplore Michel Martel, un menuisier-charpentier traditionnel qui dit avoir sauvé du pic des démolisseurs 60 maisons anciennes en les refaisant au complet.

Martel reçoit des tonnes de courriels de jeunes qui aimeraient apprendre de lui. Mais comme il n’a pas ses cartes de la CCQ – à l’instar de bon nombre de ses confrères spécialisés dans le patrimoine –, il n’ose pas accepter de les prendre sous son aile. « Une question d’assurances », dit-il.

« J’ai déjà essayé de demander des cartes à la CCQ pour des gros chantiers. Ils m’ont dit : “M. Martel, vous n’entrez dans aucune catégorie.” On est inclassables. Toute leur paperasse est faite pour le travail contemporain. »

Le charpentier se dit favorable à la proposition de Lacourcière, tout comme l’architecte François Varin, spécialisé en restauration de bâtiments anciens depuis 1973. « Au Québec, n’importe qui peut intervenir sur un bâtiment ancien, mais ce ne sont pas tous les entrepreneurs qui ont la compétence pour le faire », note M. Varin.

Y a-t-il un marché ?

La CCQ avait ouvert la porte à une reconnaissance des métiers anciens en 2015 lors d’une réflexion plus large sur les métiers de la construction. Mais le milieu de la construction et celui du patrimoine n’ont pas réussi à trouver un terrain d’entente.

La présidente de la CCQ explique que l’idée de créer une filière traditionnelle, avec le droit exclusif de travailler sur des bâtiments anciens, n’a pas été retenue. « L’enjeu, c’était beaucoup le volume. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas important. Mais le volume n’était peut-être pas au rendez-vous, note Diane Lemieux. On a aussi conclu qu’on avait des mesures de rechange pour pallier ça, par exemple la formation en entreprise. »

Mme Lemieux, ancienne ministre de la Culture dans le gouvernement de Bernard Landry, se dit sensible aux arguments des défenseurs du patrimoine.

« Ce n’est pas une histoire de chemises à carreaux ! Il y a une vraie technique, une vraie compétence dans ces domaines-là, et on en est très conscients. »

— Diane Lemieux, présidente de la Commission de la construction du Québec (CCQ)

La CCQ se dit ouverte à reprendre la discussion. Mme Lemieux évoque la création d’un sous-comité pour les métiers traditionnels, par exemple, qui pourrait être la première étape vers un meilleur encadrement.

Yves Lacourcière, lui, n’en démord pas. Il faut une filière exclusive pour les ouvriers traditionnels. Avec 400 000 bâtiments anciens au Québec, dont 30 000 protégés à divers degrés, le marché est là pour soutenir cette nouvelle filière, assure-t-il.

« Ces bâtiments-là ont deux choses en commun : ils ont été bâtis avant 1935 et construits avec des matériaux premiers : la pierre, le bois, le fer, la chaux, l’eau et le sable, c’est tout ! »

Mais il faut faire vite, prévient Yves Lacourcière. Il estime que, chaque année, 3000 bâtiments anciens sont démolis. Et avec ces bâtiments, avec leurs charpentes à tenons et mortaises, avec leurs murs de chaux et de moellons, c’est le tour de main des ancêtres qui s’en va aussi un peu. 

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.