OÙ EST YOHANNA ?

Trente-huit ans après la disparition de sa fille, Liliane Cyr pensait bien l’avoir enfin retrouvée. Mais une analyse d’ADN a révélé mardi que l’Américaine à la recherche de ses origines qui s’était manifestée en août dernier n’était pas Yohanna. Le mystère de la disparition de l’enfant, à l’été 1978, reste donc entier. Voici en quatre chapitres l'histoire d'une affaire non classée parmi les plus bouleversantes du Québec.

LA DISPARITION

C’était un bel après-midi d’été à Montréal. Liliane Cyr avait emménagé deux mois plus tôt dans un petit logement d’un complexe d’immeubles de briques rouges de Saint-Laurent. Modeste, mais suffisant pour faire son bonheur. À l’arrière du complexe s’étendait un terrain vague où allaient jouer les enfants du quartier. Surtout, ces immeubles impersonnels permettaient à Lilly, jeune mère célibataire d’une petite mulâtre, de se fondre dans le confortable anonymat de la grande ville.

Cet après-midi-là, Lilly avait décidé de marcher avec sa fille Yohanna et son nouvel amoureux, Ronald Guay, jusqu’à la station de taxis la plus proche, à l’angle des boulevards Décarie et Côte-Vertu. Lilly partait travailler quelques jours sur la Côte-Nord. Ronald avait offert de garder Yohanna en son absence.

Avant de grimper dans le taxi, Lilly avait serré sa fille dans ses bras et lui avait soufflé à l’oreille : 

— On va se revoir dans pas long, maman va revenir.

Yohanna, 18 mois, avait plongé ses grands yeux bruns dans ceux de sa mère et lui avait souri – de son sourire habituel, franc et joyeux. À bord du taxi qui s’éloignait de sa fille et de son copain, Lilly avait le cœur léger.

C’était le 15 août 1978. En chemin vers la gare d’autocars Berri-de-Montigny, Liliane Cyr était loin de se douter que cette date deviendrait celle d’un triste anniversaire, qu’elle souligne maintenant depuis 38 longues, interminables années : celui de la disparition de Yohanna.

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Liliane Cyr est née le 11 janvier 1957 à Beauharnois, dans une famille « bien ordinaire » de sept enfants. Elle s’y est vite sentie à l’étroit. À 13 ans, elle a fait sa première fugue. « Je voulais voyager, aller me promener. Mon frère avait le droit, pas moi. » L’enfant rebelle rêvait d’aventure et de liberté. « Elle a toujours été attirée par la grosse ville, les grosses lumières, la grosse musique, la grosse vie », raconte son amie d’enfance, Lisa Thibert.

Le père de Lilly, Damasse Cyr, était ouvrier à l’usine métallurgique Union Carbide de Beauharnois. Acadien, il avait quitté les Îles-de-la-Madeleine pour gagner sa croûte dans cette petite ville industrielle de l’ouest de la Montérégie. Au bout de quelques fugues et de nombreuses prises de bec, il s’est résigné à placer son indomptable fille au centre jeunesse Notre-Dame de Laval.

Lilly avait 17 ans quand elle est rentrée à la maison, en décembre 1974. Son père est mort quelques jours plus tard, le matin de Noël. « Il est mort d’emphysème, d’insuffisance respiratoire. Et je fume autant qu’il fumait », admet-elle en tirant une bouffée de cigarette.

À l’étroit dans son appartement de La Petite-Patrie, Lilly fume à la chaîne en racontant son histoire. Trente-huit ans après la disparition de sa fille, en évoquer les circonstances la rend encore nerveuse. « Fumer, ça m’aide. C’est ce qui m’a évité de faire une dépression », dit-elle. Sa voix rauque trahit toute une vie à tenter de noyer l’angoisse et les regrets dans la nicotine.

À 59 ans, Lilly est cinq fois grand-mère, mais refuse à tout prix d’en adopter l’apparence. Elle porte des leggings troués. Ses cheveux blonds et bouclés lui tombent aux fesses. Célibataire, elle partage son appartement avec sa fille cadette, Vera, leur chatte et leurs deux chihuahuas. Le sien, minuscule, s’appelle Killer.

Lilly semble sortie de l’univers de Michel Tremblay. C’est Mariette dans Le vrai monde ?, cette danseuse de cabaret des années 60 qui interdisait à son père commis-voyageur de venir la voir danser lors de ses tournées en province. Comme Mariette, Lilly refusait de danser devant ses proches. « Je ne voulais jamais danser dans mon coin. J’allais en Gaspésie, aux Escoumins, des places où je ne risquais pas de croiser quelqu’un de ma famille. »

Elle a commencé à danser très jeune, lorsqu’elle était en fugue. « L’argent était vite gagné, c’était très payant. » Et le métier n’avait rien à voir avec ce qu’il est devenu. À l’époque, les contacts étaient interdits. La loi obligeait les danseuses à porter une culotte et des cache-mamelons. « Moi, j’avais même une cape pour danser. Je n’ai jamais été vraiment nue sur un stage. »

Lilly adorait faire la fête. Elle sortait jusqu’au petit matin, faisait de l’auto-stop en pleine nuit. « Elle n’avait peur de personne. Avec elle, c’était tout le temps : on va essayer, puis on va voir après ce que ça donne », rigole Lisa Thibert. Les deux amies étaient folles de disco et de R&B : The Temptations, Marvin Gaye, Barry White, les Jackson Five. « On était des groupies. On suivait des groupes noirs dans toutes les villes et on criait comme des malades ! »

Lilly, surtout, était attirée par les Noirs. Elle les trouvait beaux. Elle aimait leur musique, leur bouffe, leur univers. Elle se disait qu’un jour, elle en marierait un. Elle s’imaginait le jour des noces, elle en noir, lui en blanc. « On se serait mariés sur deux bicycles à gaz. Bon, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça… »

***

Quand Lilly a commencé à fréquenter Jean*, membre de la communauté haïtienne de Montréal, ses proches étaient loin d’être enchantés. « Ce n’était pas bien vu. D’après ma famille, on ne mixait pas un Noir et un Blanc. »

À 18 ans, Lilly est tombée enceinte. « Jean ne s’attendait pas à cela. Il m’avait trompée avec d’autres filles. Ça n’a pas marché. Je l’ai foutu dehors. » Jean soutient n’en garder aucun souvenir : « Je n’étais même pas au courant qu’elle avait enfanté. On était jeunes, je courtisais plusieurs filles, elle courtisait plusieurs garçons. »

Quoi qu’il en soit, Lilly était seule lorsqu’elle a franchi les portes de l’hôpital Notre-Dame, le soir du 25 décembre 1976. Elle était seule lorsqu’elle a accouché, trois jours plus tard, d’une petite fille à la peau hâlée et aux cheveux crépus. Des fossettes aux joues. À la main droite, entre l’index et le majeur, une tache de naissance de couleur pâle, en forme de Y.

Sa Yohanna.

Lilly n’était plus seule. Elle est retournée vivre à Beauharnois avec sa fille. « Tout le monde la trouvait bien belle. Je l’habillais toujours pour qu’elle flashe. » Malgré tout, il y avait parfois des regards réprobateurs lors des promenades en poussette. Ou des questions bêtes. « Le monde me demandait si je lui mettais de l’huile pour qu’elle bronze plus… »

Pour Lilly, l’appel de la grande ville a bien vite été irrésistible. Le 24 juin 1978, elle a déménagé à Saint-Laurent avec son bébé de 16 mois. Deux jours plus tard, elle s’est retrouvée au Shack, une discothèque de la rue Sainte-Catherine, à l’angle de la rue Drummond, où les Noirs et les Blancs se déhanchaient sur la piste de danse jusqu’au petit matin.

C’est là qu’elle l’a vu. Costaud, l’air sérieux avec son costume et sa moustache, il avait de la classe. Beau comme un dieu avec sa peau d’ébène. Il s’appelait Ronald Guay, mais tout le monde le surnommait Rainbow. Lilly est tout de suite tombée sous le charme. Ça lui importait peu qu’il soit américain et qu’elle ne comprenne que très peu d’anglais. « Il a donné 50 $ à la barmaid, Diane, pour qu’elle fasse la traduction. Il me disait que j’étais belle, il me chantait la pomme. »

La lune de miel a duré deux mois, durant lesquels Rainbow a beaucoup gâté Lilly et Yohanna. « Il nous a sorties, il nous a emmenées à La Ronde. » Lilly se souvient d’un grand magasin de jouets où son copain avait offert à Yohanna de choisir la peluche qu’elle voulait. « Elle avait pris le petit éléphant rose et gris. »

***

À la mi-août 1978, Lilly a décroché un contrat d’une semaine aux Escoumins, sur la Côte-Nord. L’hôtel Carmen était situé à la sortie du village. Les clients étaient des hommes ordinaires, comme cet enseignant qui avait dépensé une partie de sa paie pour faire danser Lilly à sa table, juchée sur un tabouret.

Quand elle quittait Montréal pour aller danser, Lilly confiait Yohanna à Mme Arseneault, sa voisine. Cette fois, Ronald avait proposé d’en prendre soin. « Il m’avait dit : “Pourquoi la faire garder ? Ça va te coûter des sous. Je suis capable de m’en occuper.” »

Le 15 août, en après-midi, Ronald a accompagné Lilly jusqu’à la station de taxis d’un centre commercial du boulevard Décarie. C’est là que Lilly a vu sa fille pour la dernière fois.

À son arrivée aux Escoumins, Lilly a téléphoné à la maison. « La première fois, ça ne répondait pas. La deuxième, il m’a dit qu’il n’avait pas le temps de me parler parce que ma fille prenait son bain. » Lilly entendait un grésillement au bout du fil, comme de l’eau qui coule ou des aliments qui cuisent dans la poêle. Mais pas un son de sa petite, qui avait pourtant l’habitude de crier et de chanter dans la baignoire.

« Il m’a dit : “Je vais m’occuper de la petite, rappelle-moi tantôt.” » Quand Lilly a tenté de rappeler, plus tard cette nuit-là, elle n’a pas obtenu de réponse.

C’est Rainbow qui lui a téléphoné, le lendemain, pour lui dire qu’il avait confié Yohanna à sa mère et qu’il irait la rejoindre aux Escoumins. Là-bas, l’Américain de 29 ans l’a couverte de cadeaux. « Il m’a donné une bague en diamant, une vraie. Des bottes à cuisse en cuir. Une trousse de maquillage. C’était super beau. »

Ils ont passé trois ou quatre jours en amoureux, au bord de l’estuaire du Saint-Laurent, sans se soucier du reste du monde. Lilly croyait sa fille en sécurité avec la mère de Ronald. Mais une fois de retour à Montréal, ce dernier lui a annoncé que sa mère habitait en fait aux États-Unis. Ils devraient s’y rendre tous les deux pour récupérer Yohanna. « J’ai dit O.K. Je n’ai pas allumé tout de suite. »

Rainbow a quitté Montréal avant Lilly. Il disait être mannequin et ne pas pouvoir rater une séance photo prévue à Boston. Lilly, de son côté, a dansé pendant trois autres jours à Coteau-du-Lac, trop près de Beauharnois pour se sentir entièrement à l’aise.

Elle commençait à avoir des soupçons. Dans ses factures de Bell Canada, elle a trouvé le numéro de la mère de Ronald. Elle l’a appelée pour prendre des nouvelles. Mais la dame n’en avait pas à lui donner ; elle n’avait jamais vu ni même entendu parler de sa fille.

Elle a appelé Ronald. Il lui a dit que tout allait bien, qu’ils iraient chercher Yohanna ensemble dès qu’elle arriverait à Boston. Mais Lilly n’était pas rassurée. « Là, je sentais que quelque chose était arrivé. » Elle en avait la chair de poule. Ce soir-là, elle est sortie avec son amie, Christiane Raymond, avec le pressentiment qu’elle ne la reverrait plus. « J’avais un jack-knife, un vrai, avec un presse-bouton. Je lui ai donné en souvenir de moi. »

Lilly n’a pas appelé la police. Avant de partir, elle a vendu la plupart de ses biens, comme si elle prévoyait ne plus revenir.

À Boston, Ronald l’attendait à l’aéroport. Il l’a emmenée au restaurant. En sirotant son verre de vin, il lui a proposé de travailler à Boston. Il avait déjà tout arrangé : dès le lendemain, elle irait danser au bar Charly. Elle a accepté. Au cours du repas, elle s’est impatientée ; elle voulait aller chercher sa fille. « Pas ce soir, lui a-t-il répondu. Elle n’est pas ici. »

Où était-elle ? « Il m’a dit en Virginie ou en Géorgie. Je ne me souviens plus de la place. Il m’a dit qu’il n’y avait pas de moyen de transport pour s’y rendre ce soir-là, et qu’on partirait le lendemain à la première heure. »

Le couple a quitté le restaurant pour se rendre dans un appartement loué par Ronald. Vers 23 h, il lui a gravement confié : 

— J’aimerais que tu sois enceinte.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai quelque chose à te dire…

— Oh…

Lilly a figé sur place. Elle n’osait pas regarder Ronald. Elle avait trop peur de ce qu’il allait lui annoncer.

— Tu sais, quand tu es partie travailler aux Escoumins… ta fille s’est noyée dans la baignoire.

*Prénom fictif. Nous avons préservé l’anonymat du père biologique de Yohanna à sa demande.

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