Chronique

Un Noël bleu

Je voulais des patins blancs. Je les désirais avec une ferveur quasi religieuse. Des patins de fille avec la lame dentelée pour freiner et faire des pirouettes. Des patins blancs avec des lacets blancs.

J’avais 7 ans et des patins usagés de gars. Bruns. Je patinais sur la bottine, les chevilles tordues. Mon coup de patin n’avait rien d’élégant.

J’étais la dernière de la famille. C’est moi qui héritais des affaires de mes sœurs : vélo, vêtements, jouets… Pour le linge, je m’en foutais, je portais n’importe quoi. Je n’avais aucun sens de l’esthétique. Quand mon pantalon était taché, je le portais à l’envers. C’est pour dire. Mais les patins ? J’avais une envie féroce de normalité. J’en avais jusque-là de passer pour un tomboy avec mes patins brun bottine. Je voulais être comme tout le monde. Ce besoin de conformité passait par les patins blancs.

J’étais convaincue que ma mère m’avait acheté des patins pour Noël. Pendant que mes parents étaient à la messe, ma sœur et moi fouillions dans les placards à la recherche des cadeaux. C’était un rituel. Chaque mois de décembre, Nicole ouvrait la porte de la garde-robe, grimpait sur une chaise et descendait les boîtes remplies de cadeaux. On s’installait sur le lit de mes parents et on ouvrait délicatement les boîtes en essayant d’effacer nos traces.

Cette année-là, quand Nicole a soulevé le grand carton qui ne pouvait contenir que des patins, j’ai d’abord aperçu une tache bleue. Bleue ? Bleue. Puis, j’ai vu les patins. Bleus. Un bleu poudre criard. J’étais catastrophée. Je n’avais jamais vu de patins bleus de ma vie. Je les regardais, incrédule.

On a remballé les patins maudits et on s’est exercées pour avoir l’air surpris. Oui, s’exercer, c’était l’idée de ma sœur. Chaque Noël, on répétait après avoir déniché les cadeaux. Ma mère était tellement heureuse de m’offrir des patins, je ne voulais surtout pas lui faire de la peine. Alors, j’ai répété.

Oui, je les ai portés, les foutus patins bleus, mais j’ai compris une chose : l’originalité, on la garde pour soi, on ne l’impose pas aux autres. Quand, des années plus tard, j’ai acheté des patins à ma fille, je les ai choisis blancs avec des lacets blancs.

***

Ma sœur Nicole était ma complice. Elle était à peine plus vieille que moi. On avait 11 mois de différence. C’était le cerveau de nos mauvais coups. Elle avait une imagination fertile. Elle vivait dans un monde imaginaire qui possédait ses codes et ses fous rires.

On riait comme des diablesses : à la messe quand on criait « Amen ! » à tue-tête sous le regard scandalisé du prêtre, à l’épicerie quand on sautait dans le chariot et refusait de toucher le sol, dans notre chambre, le soir, quand on espionnait nos parents et notre sœur aînée qui avait le droit de veiller et de regarder la télévision. On étouffait nos rires dans un oreiller.

Nicole a commencé l’école un an avant moi. Elle refusait viscéralement d’y aller. Ma sœur aînée devait la traîner en pleurs jusqu’à l’arrêt d’autobus. L’école l’avait arrachée à son univers et à sa petite sœur. Moi aussi, je vivais un deuil. J’ai passé l’année à râler, accrochée au tablier de ma mère. Je voulais désespérément aller à l’école. Le soir, mes sœurs se penchaient sur leurs devoirs autour de la grande table de la cuisine. Même si je ne savais ni lire ni écrire, je m’inventais des devoirs.

***

Cette année, mes sœurs et moi allons vivre notre premier Noël sans nos parents. Ma mère est morte le 22 janvier, mon père, le 15 septembre. Mon père est mort de chagrin. Il a été incapable d’accepter la mort de sa femme, sa Josée qu’il a aimée pendant 65 ans et demi. Quelques mois après la mort de ma mère, mon père a sombré dans la démence. Il cherchait ma mère partout. Il avait même collé une feuille sur la porte de son appartement sur laquelle il avait écrit : « Josée, SVP, donne-moi signe de vie ! »

Même si on lui répétait que sa femme était morte, il continuait sa quête crève-cœur. Il nous appelait 20 fois par jour pour nous demander où était Josée. Vingt fois par jour, on lui rappelait qu’elle était morte. On avait des conversations absurdes.

– Es-tu sûre que Josée est morte ?

– Oui, papa, je suis sûre.

– Appellerais-tu au centre funéraire pour vérifier ?

On a enterré ma mère le 6 septembre, sept mois après sa mort. La cérémonie devait avoir lieu en mai, mais mon père est tombé malade. On a remis l’enterrement en septembre. On pensait que mon père ne chercherait plus ma mère quand il aurait enfin déposé ses cendres en terre, mais il a continué de nous appeler 20 fois par jour. Sa quête devenait frénétique. Il était épuisé, perdu. Il est mort neuf jours après l’enterrement. Son cœur a lâché.

Cette année, c’est moi qui reçois la tribu. On doit apprendre à fêter Noël sans nos parents, à vivre avec ce grand trou. C’est nous qui allons désormais réunir les enfants et les petits-enfants autour du sapin, nous qui allons perpétuer les traditions. On apprendra vite, car on a est allés à la bonne école.

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