Chronique

L’injustice subventionnée

Si on n’était pas convaincu que le système d’indemnisation des victimes d’erreurs médicales est injuste et doit être revu, l’affaire d’Anna-Maria Fiocco l’illustre parfaitement.

Comme je le rapportais hier, dans cette affaire, le juge Benoît Moore a décidé de sortir du script habituel d’un jugement pour relancer l’idée d’une indemnisation sans égard à la faute pour les victimes de ce qu’il appelle des « accidents médicaux ».

Pourquoi ? Parce qu’après sept ans de procédures, cette femme sortie paraplégique d’une opération au cœur n’a pas pu faire la preuve d’une faute du chirurgien. Le juge a rejeté sa poursuite.

Il l’a fait dans un langage très mesuré, mais le juge Moore ne pouvait pas demeurer indifférent devant cet état de fait absurde en disant « c’est bien dommage pour vous, Madame, mais la preuve n’est pas suffisante, au revoir ». Il en a appelé à un réexamen de cette vieille idée.

D’autres pays ont un système d’indemnisation qui n’oblige pas à ces combats inégaux – eh oui, désolé, la Suède a ça…

Pourquoi pas le Québec ?

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Si vous subissez de graves blessures dans un accident de la route, vous recevrez une indemnisation. Si vous subissez un accident de travail, même chose. Mais si vous sortez de l’hôpital paralysé, vous ne serez indemnisé que si vous prouvez la faute d’une personne qui vous a soigné.

C’est une tâche colossale, souvent vaine, surtout que la victime, par définition, est dans un état de faiblesse physique et psychologique.

L’entreprise est ruineuse. Même si vous trouvez un avocat accommodant qui prendra le dossier « à pourcentage » en espérant une tranche de l’indemnisation au bout du compte, cet avocat n’ira pas payer les frais d’expertise, inévitables. En face, des avocats spécialisés dans ces affaires ont des ressources illimitées à leur disposition, grâce aux milliards de l’Association canadienne de protection médicale, sorte d’assureur des médecins. Bonne chance à tous.

On ne règle pas à la légère les quelque 200 poursuites inscrites chaque année au Québec.

Mieux encore : la cotisation des médecins spécialistes à ce fonds d’assurance (qui varie selon les risques associés à la spécialité) est remboursée presque entièrement par la Régie de l’assurance maladie, donc, à la fin, par vous et moi.

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Autrement dit, l’État finance indirectement la construction de cet immense fonds destiné à combattre les poursuites intentées par les victimes. C’est une utilisation totalement inefficace de cet argent, en plus d’être un système de subvention de l’injustice. On dit à quelqu’un qui ne peut plus travailler après une intervention médicale : arrange-toi pour faire ta preuve, finance ta poursuite, mais pendant ce temps, on assure le médecin aux frais de l’État…

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Il ne s’agit pas de condamner les médecins. Il s’agit de constater que l’argent payé en assurance sert beaucoup à empêcher ou à décourager les gens de recevoir une indemnité.

Le médecin ne peut évidemment pas garantir le résultat d’une intervention. Il n’a pas d’obligation de résultat. Ce n’est pas parce qu’un patient subit un accident que le médecin a commis une faute.

Et si, au lieu de tout axer sur la preuve d’une faute, on axait le système sur l’indemnisation ?

Et si, au lieu de consacrer des millions à prouver que des médecins poursuivis n’ont pas commis de faute, on prenait ces ressources pour aider ceux qui ne peuvent plus marcher, travailler, ceux qui souffrent, les enfants qui ont perdu un parent ?

L’idée n’est pas nouvelle du tout. En matière de vaccin (voir le dossier de Marc Thibodeau en écran 2) il y a un système d’indemnisation automatique depuis 30 ans au Québec. Déjà, dans son rapport sur l’affaire du sang contaminé il y a 20 ans, le juge Horace Krever suggérait cette avenue. Plusieurs experts se sont fendus d’articles à ce sujet.

« Les progrès de la médecine, qui profitent à l’ensemble de la collectivité, s’accompagnent d’un accroissement des risques créés par certaines techniques médicales, notamment par celles qui sont encore mal maîtrisées, mais qui sont parfois les plus prometteuses », écrivait la professeure Geneviève Viney il y a 20 ans.

Il est normal que la collectivité, en retour, organise un système pour indemniser les inévitables victimes.

Un tel système, bien balisé, ne serait pas plus coûteux pour les médecins ou pour l’État. Mais au lieu de distribuer l’argent à des bureaux d’avocats et à des experts, il irait aux victimes.

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Tout en reconnaissant l’iniquité du système actuel, l’expert en responsabilité de l’Université de Montréal Patrice Deslauriers souligne les écueils d’un système d’indemnisation no-fault. Il faudra tout de même évaluer le type de problème, faire des barèmes, fixer des plafonds. Et, comme avec la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), des contestations sont à prévoir. Tout ne serait pas indemnisable, mais si on peut définir des maladies du travail et des déficits physiques, on peut faire des catégories d’accidents médicaux. Sans doute les indemnités seraient-elles moindres que les sommes accordées par les tribunaux – pour ceux qui se rendent au terminus. Mais au moins, elles existeraient, elles arriveraient rapidement et ne nécessiteraient pas un combat incertain et ruineux.

« L’ampleur du problème, note le prof Deslauriers, n’est pas comparable avec celui des accidents de la route », qui a entraîné l’instauration de la SAAQ il y a 40 ans, mettant fin aux innombrables poursuites civiles en la matière. Peut-être, dit-il, faudrait-il un système hybride, avec compensation et possibilité de poursuite civile, ou le financement partiel de la poursuite des victimes par l’assureur des médecins.

La SAAQ et le régime des accidents de travail ont bien des défauts, mais les blessés sont pris en charge et envoyés en rééducation rapidement, pour guérir le plus vite possible. Pour une erreur médicale ? Bonne chance.

Des modèles existent et fonctionnent ailleurs.

Ce qui est certain, c’est qu’en ce moment, on maintient en vie à grands frais publics un système insensé.

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