Changements climatiques

Banquise à la dérive

Il manque 2,3 millions de kilomètres carrés de banquise par rapport à la moyenne dans l’océan Arctique pour ce temps-ci de l’année, soit l’équivalent du Québec et du Texas réunis. Une donnée qui fracasse les records et étonne les spécialistes, et qui constitue un pas de plus vers un Arctique libre de glace, conséquence des changements climatiques.

« L’étendue des glaces est très basse, affirme Julienne Stroeve, chercheuse scientifique en chef au laboratoire fédéral américain sur les glaces et la neige (National Snow and Ice Data Center, ou NSIDC) et professeure au University College de Londres, en entrevue téléphonique avec La Presse. Il a fait en moyenne 10 degrés Celsius de plus que la normale et l’eau a été jusqu’ici plus chaude de 4 degrés Celsius. C’est difficile de faire de la glace dans ces conditions. »

« C’est tôt dans la saison et ça ne veut pas nécessairement dire qu’il y aura moins de glace au printemps, dit Bruno Tremblay, climatologue spécialiste de l’Arctique à l’Université McGill. Mais il reste que c’est l’hiver et il faut que les glaces reviennent. J’ai hâte de voir en mars. On va peut-être battre le record minimum de l’an dernier. Surtout quand on voit le manque de glace sur une aussi vaste étendue au nord de la Russie et autour de l’Islande. »

Rare recul de la banquise en novembre

Les observations satellitaires du NSIDC montrent un phénomène rare cet automne : la surface de la banquise a reculé entre le 17 et le 20 novembre, alors que cette période est normalement au cœur de la saison de croissance. « On voit cela parfois, mais, en général, novembre est un mois où la mer gèle rapidement », dit Julienne Stroeve.

Selon Bruno Tremblay, cela est attribuable à des vents chauds qui ont soufflé du sud. « C’est sûr que c’est les vents, parce qu’on ne peut pas imaginer de la fonte à ce temps-ci de l’année. » Il explique que les données du NSIDC considèrent qu’une surface couverte d’au moins 15 % de glace tombe dans la catégorie « banquise » et que les vents peuvent pousser la glace flottante en resserrant les espaces libres, ce qui fait reculer la superficie totale. Cependant, les températures de l’eau et de l’air bien supérieures aux normales depuis le début de l’automne en Arctique sont aussi en cause. 

« Il y avait des températures de surface de l’eau anormales à la fin de l’été, avec un ensoleillement plus élevé que d’habitude. Et l’air aussi était plus chaud, ce qui a fait que la température de la colonne d’eau a baissé moins vite. »

— Bruno Tremblay, climatologue de l’Université McGill

« Assez étrange »

Biologiste et océanographe, Louis Fortier est le directeur scientifique d’ArcticNet, le réseau pancanadien de recherche sur l’Arctique. Il surveille depuis les dernières semaines les données du NSIDC. « C’est assez étrange, ce qui se passe, dit-il. On commence à vraiment se poser des questions. » Le passage annuel de l’océan Arctique de l’état liquide à l’état solide est très sensible aux variations de température, explique-t-il : « Moins il y a de glace, plus la couche d’eau de surface se réchauffe et plus ça prend de temps pour que la glace se forme. C’est un cercle vicieux. » Il affirme que « la situation va probablement se rétablir rapidement en décembre ».

« Atlantification » de l’Arctique

Il y aura sans doute des impacts sur les écosystèmes, affirme M. Fortier. « Le fait qu’il y ait peu de banquise à ce temps-ci de l’année pourrait avoir un impact sur la morue arctique, dont se nourrissent les phoques annelés, et dont dépendent les ours polaires. Et tout cela a un impact sur le mode de vie traditionnel des Inuits. Il pourrait y avoir des effets en cascade. » Plus largement, avance M. Fortier, l’océan Arctique est en train de se transformer, de subir une « atlantification ». 

« Les espèces de l’Atlantique vont se propager dans l’Arctique et il va y avoir un basculement de l’écosystème. »

— Louis Fortier, biologiste et océanographe

Le Svalbard ne gèle pas

C’est l’archipel habité le plus nordique et, normalement, il est entouré de banquise à ce temps-ci. Mais cette année, l’eau est libre de glace autour du Svalbard. « C’est un automne comme aucun autre, a affirmé Kim Holmén, directeur de l’Institut polaire de Norvège, au site web Climate Change News, depuis son bureau de Longyearbyen, au Svalbard. Il fait 10 degrés Celsius au-dessus des normales et on a eu beaucoup de pluie en octobre et en novembre. Aujourd’hui, il fait - 2 °C, ce qui est chaud. Mais cela ne fait que quelques jours que nous avons eu notre premier gel. »

Ce qui se passe dans l’Arctique... n’y reste pas

Les changements dans le climat arctique ont des répercussions encore mal comprises sur les régions tempérées. On sait que les pôles se réchauffent plus vite que les tropiques. La différence de température entre les régions influence la force du courant-jet, ce puissant courant qu’on mentionne parfois dans les bulletins météo. Il sépare les masses d’air et dirige la trajectoire des perturbations dans les zones tempérées. Selon certains scientifiques, le courant-jet peut avoir tendance à ralentir et devenir plus sinueux, ce qui, paradoxalement, peut permettre à des vagues de froid de pénétrer plus au sud et de persister plus longtemps. « Il y a des recherches qui vont dans ce sens et d’autres non, dit Julienne Stroeve. Mais il y a des liens entre l’Arctique et nos régions, c’est évident. »

Un Arctique libre de glace ?

Une partie de la banquise de l’hiver précédent survit généralement à l’été, mais les climatologues prévoient la fin de cet état actuel du climat planétaire pour bientôt. Les observations de cet automne vont dans ce sens, selon Julienne Stroeve. « Si vous arrivez au printemps avec une glace plus mince, elle fond plus facilement, dit-elle. C’est la tendance depuis 10 ans. Cela peut varier d’une année à l’autre et cela dépend de la météo. Nous prévoyons un océan Arctique libre de glace l’été pour 2045, avec les émissions actuelles de gaz à effet de serre, mais cela pourrait arriver beaucoup plus tôt. »

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