Publicités sur Facebook et Google

Le Canada serait privé de plus de 700 millions

Ottawa — Le Canada s’est privé d’environ 700 millions de dollars, l’an dernier, en ne percevant pas les taxes de vente sur les publicités achetées sur Facebook et Google, révèle une analyse obtenue par La Presse. La fiscaliste Marwah Rizqy dénonce un traitement inéquitable envers les médias canadiens et qualifie « d’inexplicable » l’attitude d’Ottawa dans ce dossier.

5,8 milliards de revenus

Facebook et Google, deux sociétés cotées en Bourse, ne dévoilent pas le détail de leurs résultats financiers par pays. Marwah Rizqy, professeure et chercheuse à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, a toutefois croisé des données disponibles publiquement, qui lui ont permis d’obtenir une bonne idée de leurs affaires au Canada. Selon son analyse de documents déposés à la Securities and Exchange Commission et des états financiers de Facebook, l’entreprise californienne a enregistré des revenus publicitaires d’environ 1,6 milliard US au Canada en 2017, soit 2,08 milliards CAN selon le taux de change moyen en vigueur l’an dernier. Il s’agit d’une augmentation considérable d’un demi-milliard de dollars en un an à peine. Dans le cas de Google, l’analyse de Mme Rizqy laisse présager des recettes publicitaires de 3,7 milliards CAN au pays l’an dernier, une hausse qui dépasse là aussi les 500 millions en un an.

Taxes perdues

Les groupes étrangers comme Facebook et Google ne sont pas tenus de facturer des taxes de vente sur les publicités, en vertu des lois fiscales canadiennes. Les médias domiciliés au Canada, eux, doivent exiger des annonceurs la taxe sur les produits et services (TPS) ainsi que les taxes provinciales en vigueur, comme la TVQ. Seulement pour Google, cette non-perception des taxes de vente aurait privé Ottawa et les gouvernements provinciaux d’environ 460 millions CAN en recettes fiscales l’an dernier, calcule Marwah Rizqy, qui a été candidate pour le parti de Justin Trudeau dans Hochelaga aux dernières élections. « C’est presque un demi-milliard. Imaginez tous les bains qu’on pourrait donner aux personnes âgées avec cet argent », a-t-elle ironisé. Pour Facebook, le manque à gagner estimé s’élève à 260 millions, ce qui porte le trou fiscal potentiel à 720 millions pour ces deux entreprises, calcule-t-elle. La fiscaliste trouve « inexplicable » l’inaction d’Ottawa dans ce dossier, d’autant plus que le gouvernement fédéral a affiché un déficit de 18 milliards pendant son dernier exercice financier et s’attend à rester dans le rouge pendant des années.

« Quand on a à cœur la classe moyenne et ceux qui travaillent fort pour la rejoindre, on s’assure que les entreprises étrangères qui font des affaires au Canada paient les mêmes impôts sur notre territoire que les entreprises et contribuables locaux, car c’est ça qui paie pour nos services en fin de compte. »

— La fiscaliste Marwah Rizqy

Médias sous pression

Facebook et Google accaparent à eux deux plus de 70 % de la publicité numérique vendue au Canada, selon un rapport du Forum des politiques publiques. Cette position dominante – et le traitement fiscal clément qui leur est accordé – contribue à accélérer le déclin des médias locaux, avance Pascale St-Onge, présidente de la Fédération nationale des communications (FNC-CSN). « J’aurais envie de dire à Justin Trudeau et son gouvernement de revenir à leur promesse de campagne, quand ils disaient vouloir être les champions de l’équité fiscale et de la lutte contre l’évasion fiscale », a fait valoir Mme  St-Onge. La FNC estime que 43 % des emplois ont disparu dans la presse écrite au Québec depuis 2009, tandis que 16 500 postes ont été supprimés depuis 2008 à l’échelle canadienne.

Un marché de 14 milliards

Le marché de la publicité canadien est le neuvième en importance dans le monde et devrait totaliser 14 milliards cette année, soit une hausse de 3,8 %, selon la firme Magna. Dans un rapport publié l’été dernier, le groupe prévoyait un bond de 16 % des ventes de publicités numériques (web et mobile) en 2017 au Canada. Ce segment compte désormais pour la moitié du marché publicitaire, soit 7 milliards. Les annonces placées sur les médias sociaux comme Facebook enregistrent une hausse encore plus marquée : + 35 % l’an dernier. Selon les projections de Magna, les médias imprimés auront vu leurs revenus publicitaires reculer de 14 % l’an dernier, à 2 milliards, tandis que la radio aura enregistré un repli de 4 % et la télévision, de 1 %.

Morneau peu bavard

Le cabinet du ministre des Finances Bill Morneau s’est montré peu bavard sur la question des exemptions de taxes accordées aux groupes étrangers comme Facebook et Google. « Nous sommes engagés à ce que le régime fiscal canadien soit juste et qu’il soutienne une économie innovante, a indiqué son attaché de presse Chloé Luciani-Girouard. Dans cet esprit, nous examinons régulièrement le régime fiscal afin de s’assurer qu’il est équitable et efficace. » Un porte-parole du ministère des Finances a, quant à lui, affirmé que les ventes d’une entreprise à une autre « ne produisent pas de revenus pour l’État et ne posent pas de problèmes de compétitivité, puisque toute TPS/TVH [taxe de vente harmonisée] à payer donne généralement droit à des crédits de taxe sur les intrants ».

Nouveau modèle Facebook ?

Ni Facebook ni Google n’ont répondu aux questions envoyées par La Presse, hier. Ces deux entreprises, de même que d’autres géants du web comme Apple et Amazon, ont été fortement critiquées au cours des dernières années pour leurs pratiques d’optimisation fiscale agressives. Facebook s’est engagé, le mois dernier, à revoir sa structure de ventes publicitaires dans les pays où il détient des bureaux, dont le Canada. Le groupe entend faire transiter ses revenus publicitaires par une « structure locale », plutôt que de les enregistrer en Irlande, où il bénéficie d’un taux d’imposition extrêmement bas. « Nous croyons que cette migration vers une structure de vente locale procurera plus de transparence aux gouvernements et aux régulateurs du monde entier », a indiqué Dave Wehner, chef des finances de Facebook, dans un bref billet de blogue. La transition vers ce nouveau modèle d’affaires devrait être complétée l’an prochain.

Publicités gouvernementales… sans impôts

Le gouvernement fédéral achète de plus en plus de publicité numérique, notamment sur Facebook et Google. Puisque la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada ne l’exige pas, les différents ministères qui s’affichent sur ces sites ne paient pas un cent en taxes de vente. Ottawa a dépensé 30,3 millions en publicité en 2015-2016, dont 15,3 millions à la télévision, 10,3 millions sur l’internet et 513 000 $ dans les journaux quotidiens et nationaux, selon un rapport de Services publics et Approvisionnement Canada. Les sommes dépensées sur Facebook et Google ne sont pas précisées dans ce document.

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