Éditorial : Protection de la jeunesse

Le filet troué

Connaissez-vous les SIPPE ? L’acronyme désigne les « services intégrés en périnatalité et en petite enfance » destinés aux familles en difficulté.

Concrètement, il s’agit d’un service de rencontres pré et postnatales pour les jeunes familles particulièrement vulnérables. Objectif : accompagner les parents. Et protéger, de façon préventive, leurs enfants à naître ou déjà nés.

Malheureusement, au fil des ans, ce programme phare en matière de protection de la jeunesse a été sérieusement déplumé.

Les visites à domicile ont été remplacées par des rencontres de groupe, de plus en plus espacées. Et qui forcément laissent passer entre leurs mailles les cas les plus inquiétants : des parents qui ne sont pas assez organisés pour se rendre à leurs rendez-vous.

Le meilleur programme de prévention n’aurait peut-être pas sauvé la fillette dont la mort, le 29 avril dernier, a plongé le Québec dans la stupeur. Provoquant la mise sur pied de la Commission spéciale sur la protection de la jeunesse.

Présidée par Régine Laurent, la Commission tiendra des audiences dès l’automne. Son mandat est large : en gros, il s’agit de comprendre comment l’horreur a pu arriver et quoi faire pour que cela ne se reproduise plus.

Compte tenu de l’histoire particulière de la petite victime, que la justice avait renvoyée vers ses bourreaux, plusieurs ont pointé du doigt l’importance accordée par le système québécois de protection des enfants à la préservation du lien avec les parents biologiques. Aux dépens, parfois, de la sécurité de l’enfant.

La commission spéciale ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion sur ce sujet. Le lien biologique pèse-t-il trop lourd dans la balance des droits ? Et si oui, faut-il réécrire les lois ? Mieux guider les juges ? Sans présumer des conclusions, il y a là un vaste champ à explorer. Mais c’est loin d’être le seul facteur susceptible d’expliquer comment des enfants négligés et maltraités ont pu être trahis par un système censé les protéger.

Voici, en quelques mots, d’autres lignes de faille de notre système de protection des enfants, sujets incontournables pour la commission Laurent.

Les ressources

Le programme SIPPE cité plus haut n’est pas la seule ressource de première ligne qui a été soumise à une cure minceur au cours des dernières années. Il n’y a qu’à penser aux compressions imposées aux écoles, qui ont été longtemps privées de professionnels – psychologues, psychopédagogues, orthopédagogues, etc. – susceptibles de déceler les enfants vulnérables avant que leurs difficultés ne se transforment en situations critiques.

L’absence ou la diminution de ressources d’aide en amont explique, du moins en partie, l’explosion des cas de signalement à la direction de protection de la jeunesse (DPJ), qui ont franchi le seuil jamais atteint de 100 000 cas en 2018.

Résultat : la DPJ traîne aujourd’hui un arriéré de 3000 dossiers en attente ! Ce ne sont pas les dossiers les plus urgents – ceux-là sont toujours traités rapidement. Sauf que les cas « modérés » peuvent devenir urgents si on attend trop longtemps…

En d’autres mots, si on veut vraiment réparer le filet de protection que le Québec offre à ses jeunes, il faudra investir et réinjecter des ressources dans les services de prévention. Là où on peut agir avant de devoir faire appel à la DPJ.

La méthode Toyota

L’engorgement dans le traitement de dossiers à la DPJ s’explique aussi par un choix administratif qui date de l’époque du ministre Yves Bolduc : l’introduction de la méthode Lean, mise au point par Toyota, à l’ensemble du réseau de la santé et des services sociaux.

La méthode Toyota est formidable pour la construction d’autos : elle permet de comptabiliser chaque minute sur les chaînes de production et de maximiser le rendement des usines.

Quand on l’applique à des interventions en terrain humain, ça va beaucoup moins bien. Dans le cas de la DPJ, la méthode Toyota a engendré un monstre : l’évaluation du rendement des employés en fonction du nombre de dossiers traités.

En janvier, notre collègue Katia Gagnon a raconté dans un reportage percutant comment ces « quotas » ont pourri les conditions de travail des intervenants de la DPJ. Comment ils les ont poussés à tourner les coins ronds, pour répondre à des exigences quantitatives. Au mépris de la réalité du terrain où certains cas peuvent se traiter rapidement, alors que d’autres exigent plus de temps et plus de doigté.

Les êtres humains ne sont pas des boulons que l’on visse. Une bonne intervention, en matière de services sociaux, est celle qui permet de poser le bon diagnostic et de trouver la meilleure solution. Pas celle qui ne dépasse pas 50 minutes… ou l’évaluation qui doit être faite en 30 jours, pas un de plus.

La réforme Barrette

Ajoutons à ça la réforme Barrette, qui aura été catastrophique pour les services de protection de la jeunesse, fondus dans le grand magma des sigles du système de services sociaux et de soins médicaux. La réforme a entraîné une fuite de cerveaux – de nombreux professionnels ont déserté le méga-paquebot où leurs compétences n’étaient plus reconnues. Et où ils couraient sans cesse après leur souffle pour répondre à des exigences absurdes.

Ces deux facteurs conjugués – méthode Toyota et réforme Barrette – ont provoqué une pénurie de personnel en protection de la jeunesse.

Ce qui a eu pour conséquence un amoncellement de dossiers en retard…

Qui dit pénurie de personnel dit aussi valse de remplaçants qui ne sont peut-être pas assez bien au fait de leurs dossiers pour bien informer les juges lorsque ceux-ci doivent trancher entre maintenir un enfant dans sa famille d’accueil ou le laisser retourner auprès de ses parents biologiques…

Sans la réforme Barrette, avec plus de ressources et des intervenants libérés de leur « chaîne de production », la fillette de Granby aurait-elle eu la vie sauve ? Personne ne peut le dire. Ce qui est clair, c’est que sa mort est survenue dans un contexte : celui d’un filet de protection troué. Qu’il faut aujourd’hui réparer.

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