Pimpe ton pauvre
La vidéo s’intitule Une surprise extraordinaire pour Noël ! et elle a été produite par le bureau du député François Paradis, de la Coalition avenir Québec (CAQ). Les quatre premières minutes sont parfaites.
Parfaites parce qu’elles montrent ce qu’est bien souvent la pauvreté : un truck qui vient te frapper sans crier gare. La vidéo montre deux femmes qui vivent dans Lévis, la circonscription de M. Paradis. Elles expliquent comment la pauvreté les a frappées.
Diane, 60 ans, a eu un restaurant pendant 20 ans. Elle a rencontré un homme plus jeune. Elle a acheté une maison, seule, pour son chum et elle. Diane ne s’étend pas sur les détails, mais… ça n’a pas marché.
« Alors j’ai tout perdu, ma maison, mon restaurant. »
Marie-Claude, 56 ans, a dû s’absenter pendant deux ans du travail à l’Hôtel-Dieu de Lévis : « arthrose au niveau de mes pouces », impossible de tenir des objets, de se faire à manger, de se peigner. Elle retourne travailler bientôt.
Marie-Claude explique qu’elle a dû couper dans ses achats de vêtements, la coiffeuse, qu’elle ne peut même pas s’habiller dans les friperies : « Il faut l’avoir, le 5 $, le 4 $. Même si c’est pas cher, il faut l’avoir quand même. »
Diane revient à l’écran. Elle relate le dernier Noël, c’était le premier Noël de son fils en appartement, avec sa blonde. Il les a reçus, son mari et elle…
« On n’en a pas eu, de dinde. On n’avait pas les moyens. Y avait du poulet. Y avait du riz. Y avait des patates. Mais c’était pas important : la famille était réunie… »
Là, juré, j’allais avoir les yeux mouillés : les mots de Diane, sa dignité contenue, tout ça me remuait le mou sous le cœur…
Mais dans la seconde qui suit, à 3 min 48 s, tout a changé : la musique passe à un rythme joyeux (ça s’appelle Christmas Happiness), comprends-tu, des flocons de neige sur fond rouge apparaissent ainsi que ces mots : Elles ont reçu une invitation… de leur député.
Et on voit le député, M. Paradis, qui cogne à une porte, et Marie-Claude est derrière, toute surprise dit-elle, mettez vos bottes, mettez votre manteau, lui répond le député…
On coupe à des images de lutins qui magasinent – les employés de M. Paradis – au IGA du coin…
Là, là…
Là, je hurlais devant mon ordi. Je savais ce qui s’en venait, je criais NON, NON, NON, ils vont pas faire ça, ils vont pas faire ça, CR****, NON !
Ben ils l’ont fait ! Le grand show des pauvres contents de recevoir la charité, je veux dire. Le degré zéro de l’émotion télévisuelle, le show de la pauvreté dans sa vulgarité la plus dénudée.
À 5 min 1 s, le député Paradis se pointe devant un centre de beauté où une employée annonce à Marie-Claude qu’on lui offre « une métamorphose gratuite aujourd’hui ». Marie-Claude écrasera une larme.
À 5 min 29 s, après une vue aérienne sur Québec de nuit, on coupe à quoi, vous pensez…
Hein ?
Oui !
On coupe à une dinde.
UN GROS PLAN D’UNE DINDE BIEN DODUE ET BIEN RÔTIE. Pas de farces.
Oui, pour Noël, ce coup-là, Diane et sa famille en auront une, dinde, gracieuseté de leur député qui a donc le cœur sur la main…
Comprenez-moi bien. Je n’ai rien contre la charité. Que ceux qui peuvent donner, donnent. Je donne. On devrait tous donner. À la guignolée, à Leucan, à Enfant-Soleil, aux scouts, à Moisson Montréal. Je n’ai rien contre la générosité du député Paradis à l’égard de deux citoyennes démunies.
J’en ai contre le show de la pauvreté, j’en ai violemment contre la mise en scène du pauvre qu’on filme essuyant une larme parce qu’il reçoit un cadeau de Noël grâce à la générosité de gentils donateurs, dont le député.
Ça me tue quand des médias commettent cet attentat contre la dignité humaine et ça me tue deux fois – si une telle chose est possible – quand ça vient d’un député…
Un député de la CAQ, en plus !
J’ai envoyé la vidéo à Serge Petitclerc, porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté.
« J’ai l’impression que je viens de regarder une téléréalité, m’a-t-il dit. Quelque chose comme Pimpe ton pauvre… »
Le député Paradis est sans doute un homme généreux, a opiné Serge Petitclerc. Là n’est pas la question, a-t-il ajouté : « Encore faut-il qu’en politique, on améliore les politiques sociales. Et la CAQ ne m’a pas marqué par ses propositions pour améliorer le filet social. Là-dessus, la CAQ et le PLQ, ils sont pas mal pareils… »
La CAQ ne veut rien savoir d’une hausse du salaire minimum, a expliqué M. Petitclerc, alors que le salaire minimum actuel est un flirt perpétuel avec la pauvreté. Et la CAQ a voté avec le gouvernement Couillard sur le projet de loi 70, a-t-il rappelé, ce qui permettra de réduire de 616 $ à 399 $ par mois le chèque de certains demandeurs de BS…
J’ai demandé à Guillaume Simard-Leduc, porte-parole de la CAQ, quelles étaient les grandes idées de son parti pour aider les pauvres comme Diane et comme Marie-Claude, qui figurent dans la vidéo – qu’il qualifie « d’apolitique » – du député Paradis.
Réponse : « C’est sûr que nous, le gros morceau, c’est de limiter la hausse des tarifs et des taxes à l’inflation. C’est pas anodin, pour les familles les plus démunies. La hausse des taxes scolaires, des tarifs d’Hydro, ça affecte aussi les locataires. Les taxes sur l’essence, c’est 144 $ de hausse pour les familles, depuis le retour au pouvoir des libéraux… »
C’est fantastique, limiter la hausse des taxes et des tarifs. Mais ce n’est pas une politique qui lutte contre la pauvreté, ça. C’est des miettes, quand t’es frappé par le truck de la pauvreté.
Une femme comme Marie-Claude, qui n’avait pas 4 $ pour acheter des vêtements d’occasion, que voulez-vous que ça change dans sa vie que le compte d’électricité soit limité à une hausse de 1,5 % plutôt que de 3 % ?
« Y a des grands trous dans le filet de sécurité sociale, note Serge Petitclerc. Il y a de grands trous dans le filet, si vous n’avez pas droit à l’aide sociale, par exemple. C’est ça, le problème : y a des trous dans le filet social et une dinde, même si c’est généreux, ça n’y change rien. »
Je disais que je n’ai rien contre la charité. J’en ai contre le flou artistique savamment entretenu entre filet social et charité, un flou entretenu par la vidéo de M. Paradis.
Que M. Paradis soit une bonne pâte qui a le cœur à la bonne place ne change rien : son parti ne fait pas grand-chose pour les pauvres… Sauf à Noël. En cela, la CAQ est comme plein de Québécois.
Les pauvres – comme Marie-Claude et comme Diane – ne devraient pas espérer devoir figurer dans la vidéo de leur député local pour obtenir un peu de dignité humaine. La dignité humaine au XXIe siècle, dans ce pays riche, ça ne devrait pas venir en option.