Décryptage

Fragile Jordanie

Pour un peu, on se serait cru en plein Printemps arabe de 2011, avec des milliers de manifestants pacifiques revendiquant plus de liberté, affirmant la « souveraineté du peuple » et appelant leurs dirigeants à « dégager ».

Depuis cinq jours, un mouvement de protestation s’est répandu dans toute la Jordanie, avec une intensité qu’on n’y avait pas vue depuis des années.

L’étincelle qui a fait éclater la grogne publique ? Une politique d’austérité répondant aux impératifs du Fonds monétaire international (FMI) et qui menaçait de faire exploser les prix de denrées aussi élémentaires que le pain, la viande et celui de l’électricité, tout en augmentant les charges fiscales.

Mais à la différence de ce qu’on a pu voir en Égypte ou en Tunisie, en 2011, il a suffi de cinq nuits de manifestations pour convaincre le premier ministre Hani Mulqi de remettre sa démission au roi Abdallah II, qui l’a aussitôt remplacé par un autre membre du cabinet ministériel, Omar al-Razzaz.

« Pays tampon »

À court terme, ce geste a de bonnes chances d’apaiser les tensions dans ce pays où la monarchie a réussi à conserver toute sa légitimité. Mais à moyen terme, les tensions qui agitent le petit royaume hachémite forment une inquiétante bombe à retardement non seulement pour la Jordanie elle-même, mais aussi pour ses voisins.

Enclavée entre l’Arabie saoudite, l’Irak, la Syrie et Israël, la Jordanie joue depuis son apparition sur la mappemonde le rôle de « pays tampon » dans une région explosive. Alliée de l’Occident, elle est aussi l’un des deux seuls États arabes à avoir signé un traité de paix avec Israël.

« La Jordanie est un pays beaucoup plus important que ce que sa petite taille laisse croire, on n’a qu’à regarder la carte pour comprendre ce que sa déstabilisation pourrait signifier. »

— Thomas Juneau, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université d’Ottawa

Le triangle formé par le Golan israélien, le sud de la Syrie et le nord-ouest de la Jordanie risque de se trouver au cœur d’une nouvelle zone de tensions militaires, à mesure que la guerre civile syrienne perd en intensité, prévoit Sami Aoun, affilié à la chaire Raould-Dandurand de l’Université du Québec à Montréal.

Pays qui gère ses alliances régionales avec doigté et pragmatisme, la Jordanie n’a jamais complètement coupé les liens avec le régime de Bachar al-Assad, par exemple, bien qu’elle ait misé sur l’opposition syrienne au début de la guerre civile qui continue de faire des ravages chez son malheureux voisin.

Équilibre fragile

La Jordanie a aussi réussi à gérer ses propres tensions intérieures malgré l’afflux de vagues successives de réfugiés palestiniens, irakiens et enfin syriens. Les premiers et leurs descendants composent environ la moitié de la population du royaume. Les seconds, entre 10 et 20 %.

L’équilibre démographique est d’autant plus fragile que la Jordanie croule sous les dettes et que sa population tend à s’appauvrir. Le taux de chômage officiel frôle les 20 %. Tandis que 85 % des enfants réfugiés vivent sous le seuil de la pauvreté, selon l’estimation de l’ONU. Récemment, le FMI a avancé 700 millions à la Jordanie et a exigé que celle-ci se serre la ceinture en échange.

C’est cette politique qui a poussé les Jordaniens mécontents dans les rues. Comme dans le passé, le roi a répondu en tentant de désamorcer la crise avec un jeu de chaises au gouvernement. Dans un discours prononcé hier soir, Abdallah II a montré du doigt le « fardeau des réfugiés » et a décrit la Jordanie comme un pays en « état de siège ».

« [Le roi Abdallah II] a exprimé de l’inquiétude et il semble vouloir solliciter de l’aide internationale. »

— Sami Aoun, politologue affilié à la chaire Raould-Dandurand de l’UQAM

« La monarchie jordanienne est très compétente dans la gestion de ses crises internes et externes », constate Thomas Juneau. Elle est loin de la démocratie, mais a toujours su ménager un certain espace de liberté, « des soupapes pour permettre aux gens d’exprimer leurs frustrations ».

Mais combien de temps les Jordaniens résisteront-ils à la tentation d’attribuer la responsabilité de leurs malheurs aux étrangers qui peuplent les camps de réfugiés ou cherchent à nourrir leur famille en multipliant les petits boulots dans un marché d’emploi sursaturé ?

Les dirigeants jordaniens marchent sur des œufs. Et il n’est pas exclu que le « pays tampon » soit emporté, à son tour, par les perturbations qui agitent la région.

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