HASSAKÉ, SYRIE — « Moi, la chaleur, ça me tue. »
Sur le toit d’une école bombardée, Şoreş Pazarcik s’éponge le front avec le foulard fleuri qu’il porte, comme la plupart de ses frères et de ses sœurs d’armes kurdes, pour se protéger des rayons du soleil, implacables en cette fin d’été syrien.
Il plisse les yeux pour scruter l’horizon de sable et de cendres. « Je m’ennuie du hockey », confie-t-il dans un demi-sourire.
Şoreş Pazarcik, c’est son nom de guerre. Il n’y a pas un an, il faisait tournoyer des pâtes à pizza dans un restaurant de Mascouche. Désormais, il manie la kalachnikov en Syrie, déterminé à en chasser les djihadistes du groupe État islamique (EI).
Lorsque nous l’avons rencontré dans cette école convertie en caserne pour les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), près de Hassaké, le Montréalais de 27 ans revenait de 18 jours de combats à Raqqa – et trépignait dans l’attente d’un redéploiement sur un autre front.
Natif de Saint-Léonard, Şoreş en est à son deuxième séjour en Syrie.
« Ma mère, elle veut me tuer. Avant mon départ, elle a confisqué mon passeport. J’ai dû en commander un nouveau et lui dire que j’allais me promener en Europe. »
– Şoreş Pazarcik
Malgré les réprimandes angoissées de sa mère, Şoreş est convaincu de « ne pas faire une connerie ».
Il avoue craindre la mort. « Mais je me dis que même si j’y passe, je fais une bonne chose. Ce n’est pas juste une guerre pour le Rojava », le territoire kurde du nord de la Syrie engagé dans une lutte contre les djihadistes. « C’est aussi pour le reste du monde. Daech, ils attaquent partout, pas juste ici. C’est rendu une idéologie, une marque. Tu vois leur drapeau, tu sais que c’est eux. »
Un millier d’étrangers
Si la « marque » Daech – l’acronyme arabe de l’EI – est trop bien connue à travers le monde, une chose l’est beaucoup moins : il ne s’agit pas du seul groupe à recruter des combattants étrangers pour défendre son idéologie radicale en Syrie.
Dans le camp adverse, les Kurdes embrigadent aussi des centaines d’Occidentaux ravis de prendre les armes pour lutter contre l’obscurantisme islamiste – et pour l’avènement d’une société nouvelle au Rojava.
Depuis cinq ans, de 700 à 1000 Occidentaux, dont une quarantaine canadiens, se sont joints aux forces kurdes pour se battre contre l’EI, évalue Guillaume Corneau-Tremblay, chercheur et étudiant en science politique de l’Université Laval.
On trouve de tout dans les rangs des YPG. Ils sont étudiants, retraités, militaires, informaticiens, chômeurs. Sur le terrain, nous avons même croisé un comédien, Michael Enright, qui a tenu un rôle dans la superproduction hollywoodienne Pirates des Caraïbes.
L’acteur britannique ne s’est jamais remis des attentats du 11-Septembre. Il a quitté Malibu pour Raqqa en jurant de venger sa terre d’adoption.
Certains sont à la recherche de sensations fortes. D’autres rêvent de gloire et de notoriété – on les appelle les « Facebook warriors », parce qu’ils ne cessent de diffuser leurs égoportraits dans les ruines de la guerre.
Pour d’autres encore, il s’agit d’un retour aux sources. C’est le cas de Şoreş, dont les parents kurdes ont fui la Turquie, il y a 30 ans, pour se réfugier à Montréal. « Je ne suis pas venu juste pour me battre. Ici, j’ai pu apprendre le kurde. J’ai appris d’où je venais, qui j’étais. Ç’a été une bonne école pour moi. »
Mourir pour des idées
Si tout le monde a ses raisons pour se retrouver dans l’un des endroits les plus dangereux de la planète, la majorité des étrangers aujourd’hui réunis sur le front syrien se battent – et meurent – pour une utopie.
Ils portent l’idéalisme de leur jeunesse. Et ils sont venus en Syrie pour faire la révolution.
Militants de gauche ou d’extrême gauche, souvent issus du mouvement contestataire Occupy, ils ont été attirés dans ce baril de poudre par l’étendard libertaire et anticapitaliste brandi depuis cinq ans par le pouvoir kurde au Rojava.
Ils forment une sorte de collectif anarchiste sur les ruines de la guerre civile.
Bien qu’ils ne soient que des centaines, ils se plaisent à se comparer aux brigades internationales qui ont afflué par dizaines de milliers en Espagne, dans les années 30, pour affronter les troupes fascistes du général Franco.
« Je me suis toujours dit que si j’avais vécu à cette époque, j’y serais allé », dit « Çiya », un anarchiste montréalais de 29 ans. Alors, quand il a entendu parler du Rojava, il n’a pas hésité longtemps. « C’est une révolution que je n’espérais même pas de mon vivant. Bien sûr, j’ai sauté sur l’occasion. » Il a passé quatre mois en Syrie avant de rentrer à Montréal, en décembre 2016.
Au début du conflit, les forces kurdes acceptaient à peu près n’importe qui dans leurs rangs, raconte-t-il. « Les gens les plus fucked up au monde sont allés au Rojava. Il y a le cas mythique d’un gars qu’on appelait le cannibale ; il collectionnait les doigts des djihadistes tués ! Un autre gars m’a dit que s’il n’y avait pas eu le Rojava, il serait allé se battre en Ukraine. Quand je lui ai demandé dans quel camp, il m’a répondu : “Je m’en fous, c’est juste pour me battre.” »
Aujourd’hui, les milices YPG sont plus sélectives. Elles filtrent les candidats en leur soumettant un questionnaire de neuf pages visant à établir leur profil psychologique. Elles ne retiennent que les idéologues prêts à mourir pour la cause.
« Les étrangers ne peuvent pas se contenter de se battre contre le terrorisme, dit Hediya Yousef, coprésidente de l’assemblée constituante du Rojava. Nous luttons aussi contre la tyrannie. Ils doivent être inspirés par notre révolution et par notre projet démocratique. »
Désillusion des vétérans
Le Montréalais Brandon Gray, 36 ans, répond aux nouveaux critères de sélection des forces kurdes. Originaire de Toronto, il s’est établi au Québec en 2012 dans le seul but de prendre part aux manifestations, parfois violentes, du printemps érable. « J’étais à Victoriaville. Les choses ont très mal tourné. »
Depuis peu, le père de famille est de retour en Syrie, où il entend se joindre à la bataille finale contre les militants de l’EI, poussés dans leurs derniers retranchements.
Lors de son premier séjour au front, au printemps 2016, Brandon Gray s’est battu aux côtés d’un « gars de la droite religieuse, un ancien militaire américain, très patriotique ». Un gars qui se serait retrouvé dans l’autre camp dans une manif au Québec, admet-il. « En Syrie, nous étions les meilleurs amis du monde. »
Dans le feu de l’action, dit-il, la politique ne compte plus. « Les anciens militaires manient très bien les armes et ont de bonnes connaissances médicales. On a besoin des deux. Des gens de droite qui aiment les armes et des gens de gauche qui sont prêts à se sacrifier pour un idéal. »
Les Kurdes semblent pourtant avoir décidé qu’ils pouvaient se passer des premiers, jugés trop critiques envers leur idéologie et leurs tactiques de guérilla. Parmi les vétérans des guerres d’Afghanistan et d’Irak, « on sent beaucoup de déception. Plusieurs sont désillusionnés », dit Guillaume Corneau-Tremblay.
Andrew Woodhead, ancien militaire britannique de 44 ans, a vu mourir trop de gens pour ne pas être amer. « Les YPG recrutent des naïfs et des rêveurs qui n’ont aucune expérience de combat. Leurs soldats sont très motivés, mais ils ne savent pas ce qu’ils font sur le terrain. Ils meurent pour des bêtises. »
Des dix volontaires qu’il a connus au front, quatre sont morts aujourd’hui, dont un Canadien (voir texte suivant). Depuis cinq ans, 29 étrangers recrutés par les forces kurdes ont péri dans le conflit syrien. « Ils se retrouvent sur des affiches de martyrs ; c’est bon pour les relations publiques », peste Andrew Woodhead.
La plupart du temps, les forces kurdes tentent néanmoins de protéger leurs recrues en les tenant à l’écart des combats, admet-il. « Tout ce qu’elles veulent, ce sont des étrangers qui chantent leurs louanges sur Facebook. »
D’un massacre à l’autre
Şoreş Pazarcik se tient loin de ces débats. « Je n’aime pas trop la politique », laisse-t-il tomber. Le jeune Montréalais s’est enrôlé pour des raisons très personnelles. En 1978, ses parents ont échappé au massacre de Marash, en Turquie. On lui a raconté les croix peintes sur les maisons ciblées par les militaires, les corps empilés, les enfants tués un à un dans les salles de classe.
Aujourd’hui, ce sont les djihadistes qui massacrent les populations civiles de la région. « Dans les villages, ils tuent les hommes et prennent les femmes comme esclaves. Pour moi, c’est pareil. Mes parents ont vécu des choses atroces, mais ils ne comprennent pas ce que je fais ici. Je leur dis que c’est pour éviter à nos enfants de vivre cela, mais ils répondent que ça ne va jamais changer, qu’on se bat contre des forces plus grandes que nous. »