livre Entrevue avec Roméo Dallaire

Une nuit à la fois

Cela fait presque 25 ans que Roméo Dallaire est rentré de sa mission au Rwanda où il a assisté, impuissant, au génocide de plus de 800 000 personnes. Après avoir décrit sa mission impossible dans J’ai serré la main du diable, l’ancien sénateur et lieutenant-général à la retraite revient sur son combat contre le trouble de stress post-traumatique (TSPT) dans Premières lueurs.

Vous décrivez dans ce livre toutes les difficultés que vous avez rencontrées depuis votre retour du Rwanda, incluant vos tentatives de suicide. Vous dites que vous êtes devenu une autre personne…

Oui, c’est en plein ça. Il a fallu que je fasse le deuil de la personne que j’étais. C’est exceptionnellement difficile à accepter parce qu’on veut toujours revenir à ce qu’on a été, mais ce n’est pas possible. Comme soldat, on veut toujours retourner au front, mais on se rend compte qu’on n’est plus capable. Et dans une organisation aussi darwinienne que l’armée, on se voit rapidement mis de côté.

Vous revenez sur les difficultés à faire reconnaître le TSPT. Vous dites : si un général étoilé n’arrive pas à faire changer les choses, qui va pouvoir le faire ?

Oui. Comme commandant, on est entraîné à prendre soin de notre monde. Quand on est un général et qu’on n’arrive pas à influencer le système, à avoir recours à des soins raisonnables pour nos troupes, c’est difficile. Moi, je voyais d’autres soldats revenir avec cette blessure (TSPT), notamment en Afghanistan, et je voyais leur condition empirer. Parce que si elle n’est pas traitée immédiatement, elle devient plus profonde.

Le mot « combat » revient tout le temps. Que ce soit pour faire reconnaître le TSPT dans les Forces armées, offrir un soutien aux soldats, mettre fin à l’enrôlement des enfants soldats, vous n’êtes pas resté les bras croisés…

Quand je suis rentré du Rwanda, j’ai occupé des postes de responsabilité pendant six ans et j’ai pu voir l’impact de cette blessure sur les autres. Je voyais les lacunes dans les soins offerts aux soldats canadiens et à leur famille. Il n’y avait aucune prévention, aucune reconnaissance du TSPT. En plus, c’était une période de coupes budgétaires. L’objectif était de minimiser les coûts, pas de venir en aide aux soldats.

Qu’est-ce qui est en place aujourd’hui pour les soldats qui souffrent d’un TSPT ?

Aujourd’hui, on a établi des cliniques avec des thérapeutes qui connaissent bien la nature de ces blessures subies en situation de combat. Il y a aussi un Institut de recherche en santé mentale (qui regroupe 31 universités au Canada) qui répond à des questions telles que : comment préparer les soldats à ce qu’ils vont vivre ? Comment atténuer l’impact de ce choc-là sur le terrain ? Comment reconnaître les symptômes et quels traitements offrir ? Vous savez, en Afghanistan, 99 % des membres des Forces survivent. Où est le MASH [du nom de la série américaine où une unité médicale mobile accompagnait les soldats] des soldats blessés psychologiquement ?

La thérapie est au cœur des traitements…

Oui. Historiquement, il y a toujours eu des psychiatres dans les Forces armées. Mais il y a toujours eu des frictions entre eux et les psychologues. Moi, j’ai les deux. Mon psychiatre, par exemple, ne veut pas que j’aie des cauchemars, parce que le sommeil est important et m’aide à tolérer les scénarios qui remontent à la surface. Mon psychologue, lui, a besoin de mes rêves, parce qu’il va chercher ce que je ne suis pas capable de décrire. Donc, il y a des périodes où je ne prends pas mes pilules pour avoir des rêves et alimenter mon psychologue…

Vous avez toujours parlé du Rwanda. Est-ce que ça vous a désensibilisé au drame que vous avez vécu ?

Non. Écrire ce livre, c’est retourner en enfer pendant deux ans. Même si je suis resté, j’ai encore le sentiment de n’avoir pas fait tout ce que je pouvais. C’est mon troisième livre sur le Rwanda, et chaque fois, c’est pareil. Il n’y a rien de thérapeutique là-dedans. Le bénéfice est d’aider les soldats à mieux comprendre cette maladie et permettre aux gens de savoir ce qui est arrivé. Mon but est de ne pas laisser mourir le génocide. Les Rwandais n’ont pas les atouts de la communauté juive avec l’holocauste. Ce que j’ai vécu d’horrible à mon retour ici, c’est que les gens s’en crissaient, de ce qui s’était passé là-bas.

Comment vous soignez-vous ?

Il faut d’abord accepter qu’on ne peut pas soigner cette blessure seul. Sinon, il y a trois volets à mes traitements : d’abord, la psychothérapie. Et pas juste huit séances, comme on nous le proposait au début. Ça fait 14 ans que je suis là-dedans et je n’ai pas honte de le dire. Deuxième point, la médication, qui comprend des antidépresseurs. Troisièmement, c’est le soutien de nos pairs, mais pas des membres de la famille. On a maintenant dans les Forces armées un groupe de vétérans pour aider les personnes aux prises avec un TSPT. Quelqu’un de disponible entre tes séances de thérapie et qui t’écoute. On sait que les pairs préviennent une tentative de suicide par jour.

Vous dites que vous êtes un mauvais exemple de ce qu’il faut faire. Pourtant, on a plutôt l’impression que vous faites exactement ce qu’il faut !

La subtilité dans tout ça, c’est que je travaille essentiellement pour me tuer. Que ce soit par le rythme ou l’ampleur du travail. J’arrive d’Addis-Abeba, j’étais à Paris deux jours avant, je continue à me battre contre l’enrôlement des enfants soldats, je n’arrête pas. Les gens me disent : « Méo, arrête de faire ça, tu n’arriveras pas à soutenir ça. » Mais ce qui me choque le plus, c’est que je n’aurai pas assez de temps. Autant j’ai voulu me tuer avant, autant j’essaie d’en faire le plus possible avant de partir. Moi, ça m’écœure d’avoir 70 ans. Je ne serai pas un vieux heureux. Je suis un vieux en maudit.

Parlez-moi du titre, Premières lueurs.

La nuit, c’est l’ennemi de ceux qui souffrent de cette blessure (TSPT), parce que tous les démons sortent dans le silence et la noirceur de la nuit. Quand t’as le même cauchemar trois nuits d’affilée, est-ce que ça te tente de dormir la quatrième fois ? Donc, j’évite la nuit, parce que c’est là que je suis vulnérable. Encore aujourd’hui, y a toujours une lumière allumée, la télé, je reste debout jusqu’à ce que je sois écrasé par la nuit. Mais la minute où j’entends un oiseau chanter, où je vois la lueur du jour, ça veut dire que j’ai survécu à cette nuit-là. Et le jour, je suis capable de gérer le jour. J’ai assez de prothèses au cerveau pour m’aider.

La lueur est-elle aussi une brèche d’espoir parce que vous passez à travers, non ?

Peut-être. Parce que je me suis donné des missions. En écrivant mon livre sur le Rwanda, j’étais en pleine période suicidaire, mais je voulais que mes enfants aient ma version des faits. Je travaille sur un quatrième livre qui va aborder le volet stratégique. Quels sont les outils du futur pour qu’on puisse éviter ces problèmes ? Comment aller au-devant des coups ? On aurait pu arrêter ce qui se passe en Syrie après les six premiers mois. En Libye, on n’avait pas besoin de tuer Kadhafi. L’outil pour ça, c’est la « responsabilité de protéger ». En gros, on dit que c’est l’individu qui est souverain (pas les États) et que si les droits humains sont bafoués dans un pays, il faut intervenir. Mais c’est pas facile à appliquer.

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