« La cuisine, ç’a toujours été un monde de ruelle. De recoins sombres où les gens ne vont pas. Un milieu tough où les loups se mangent entre eux », lance Dominique Dufour, qui travaille depuis une dizaine d’années derrière les fourneaux. Après s’être fait les dents à Vancouver et à Toronto, la jeune chef est revenue à Montréal, il y a un an.
Dominique Dufour est une bête de cuisine. Elle nous a rencontrés dans un café montréalais un dimanche, sa seule journée de congé dans sa semaine qui compte au moins 60 heures de travail, souvent 70. « Pour travailler en cuisine, il faut que tu sois à l’aise de te couper, te brûler. D’être debout 12 heures par jour. Ça fait des années que je ne mange pas mes trois repas par jour. » Et il faut être à l’aise avec certains travers de la psychologie humaine. Dominique dit avoir tout vu, tout entendu : la drogue en cuisine, des chefs soûls en salle avec les clients, des mains baladeuses, l’intimidation jusqu’à des échanges cruels, des prises de bec féroces.
« Quand tu vas dans un grand restaurant, la salle à manger est opulente. La musique est douce. La cuisine, c’est l’envers de la médaille, dit la chef. C’est le feu, les cris. Des gens qui se poussent, qui se gueulent après. À la fin, c’est une camaraderie qui pourrait être comparée à celle qu’il y a sur les champs de bataille. »
« C’est pour ça que ça s’appelle une brigade. Le système de la cuisine est dérivé du système militaire. »
— Dominique Dufour, chef
Ça, c’est quand la cuisine est cachée derrière des portes closes. Quand le dérapage se fait dans une cuisine ouverte, c’est parfois moins chic. Emily Homsy a été chef au restaurant Au pied de cochon, à Montréal. Un jour, c’est un client qui s’est interposé alors qu’elle engueulait vertement un de ses employés. Il accumulait les retards, la pression était énorme, le bouchon a sauté. « Je me suis réfugiée à la cave pour pleurer », dit celle qui a quitté le célèbre resto montréalais cette année, en excellents termes, mais « au bon moment ».
« On est dans un monde anormal, donc ça devient normal d’accepter des choses anormales. »
— Emily Homsy, chef
Comme dans un roman
« Oui, avec tout ce qui se passe ces temps-ci, avec des amis cuisiniers, on s’est demandé si on a parfois dépassé la ligne. Si on disait des choses trop grivoises. Une cuisine, c’est une chambre de hockey, lance Bob le chef. Personnellement, je ne me suis jamais sorti les organes génitaux au restaurant, mais j’ai un gérant qui le faisait. »
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Robert James Penny, alias Bob le chef, n’est pas le seul à relater des épisodes en cuisine où le pénis d’un chef ou le testicule d’un garde-manger faisaient parfois des apparitions publiques.
« On dirait que c’est accepté dans ce milieu-là, mais il faut briser le mur et cesser de penser que c’est correct », estime le chef bien connu qui a, lui aussi, vécu des épisodes complètement surréalistes au cours de ses 25 ans de carrière. Off the record, il donne les détails d’une soirée démesurée où la quantité et la variété de drogues disponibles auraient donné la nausée au plus efficace des chiens pisteurs de la police. Une scène qu’on croirait possible seulement dans un roman. Justement, Bob le chef est devenu cette année un personnage de fiction. Dans le livre Le plongeur, Stéphane Larue raconte ses années en cuisine où il a croisé des personnages plus grands que nature, dont Robert James Penny. « Les gens qui lisent le livre me disent souvent : "C’est malade tout ce qui se passait dans votre job", dit Bob. Mais en fait, il y a beaucoup de retenue dans ce roman. »
Des départs
Ce côté dur de la cuisine a néanmoins raison de certains professionnels qui prennent des pauses ou quittent complètement le métier.
Après 15 années en cuisine et deux passages à l’émission Les chefs, Marie-Pier Morin a laissé son dernier emploi dans un restaurant montréalais il y a quelques mois. Le temps de faire le point. Elle est même allée consulter une orienteuse afin de voir si elle poursuivait sa carrière derrière les fourneaux.
Elle n’est pas la seule à se poser des questions.
« J’ai vu des amis faire des dépressions. Des chefs extrêmement talentueux sortent du métier parce qu’ils ne sont plus capables. »
— Dominique Dufour, chef
Marie-Pier Morin était encore capable, mais à ce stade-ci de sa carrière, elle ne veut plus bosser pour des gens qui n’ont pas les mêmes valeurs de travail qu’elle. « J’en ai vu, des restos où le bar est dans la cuisine, raconte-t-elle. Et ce n’est pas pour des recettes. C’est pour le chef qui est chaud avant la fin de la soirée. Si quelqu’un se coupe, il lui arrange ça avec de la crazy glue et du tape pour qu’il puisse continuer à travailler. […] Ça m’est déjà arrivé de ramasser quelqu’un dans le frigo en overdose. » Marie-Pier Morin est en rupture avec cette culture. « Ça fait sept ans que je suis en position d’autorité en cuisine, dit-elle. Je me suis toujours battue pour que les gens aient des horaires décents et j’ai eu la chance de collaborer avec des gens ouverts à ça. Chez Leméac, on a engagé des gens de ménage. On a arrêté de faire frotter les employés à 2 h du matin après leur journée de travail. »
Les choses changent
Le milieu de la gastronomie vit une période charnière au Québec. Plusieurs raisons expliquent ce changement profond et déjà perceptible, dont une grave pénurie de main-d’œuvre en restauration qui donne aux travailleurs la liberté de choisir l’employeur qui leur plaît. Et cette rupture avec ce que plusieurs appellent « la vieille école ».
« Des restaurants où les gens se crient par la tête, il y en a de moins en moins parce qu’ils ferment, lance Stéphanie Audet, chef aux restaurants LOV de Montréal. Il y a tellement de restaurants à Montréal présentement et la compétition est forte. »
« Il faut complètement changer la façon dont on gère les cuisines, estime Stéphanie Audet. C’est difficile de le faire. C’est un travail de tous les jours. Il faut que les gens se respectent. Il faut s’éloigner de l’histoire de la cuisine française, des étoilés Michelin des années 70 et 80. Beaucoup de chefs de ma génération ont été formés comme ça. Moi aussi, j’ai travaillé dans une cuisine où on me criait après et j’ai dû demander qu’on me parle avec respect. J’ai dit non à l’intimidation. »
Preuve que le milieu change vraiment, cette semaine, Bob le chef a donné des ateliers-conférences en prévention offerts par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail. Un millier d’étudiants en cuisine l’ont écouté parler de droits.
Malgré tout, Bob – qui a quitté les cuisines à la fermeture du Misto il y a trois ans – avoue être nostalgique. Le côté fraternité lui manque.
Après quelques séances chez son orienteuse, Marie-Pier Morin a dû se résigner : elle ne raccrochera pas son tablier. Au contraire, elle planche sur un projet pour partir sa table, probablement dans son quartier, Saint-Henri.
Idem pour Emily Homsy, ex-chef du Pied de cochon, qui rêve d’ouvrir son restaurant et qui a déjà rallié des gens qu’elle aime avec qui elle travaille depuis longtemps. Le feu sacré est toujours là.