LES CLASSIQUES DE L’ÉTÉ

Un homme et son barbecue

Ah ! L'été... Le temps des camps, du BBQ, des balades en voiture... du camping, même. Chaque semaine, un chroniqueur de La Presse vous parlera d'un de ces “classiques” de l'été.

Fin avril, quand la chaleur s’est enfin installée après un hiver glacial, mon chum s’est précipité dans la cave et il a grimpé à bout de bras notre barbecue qu’il a installé sur notre balcon, au troisième étage.

J’ai poussé un grand soupir intérieur. Chaque printemps, le même rituel recommence. Je n’aime pas les barbecues. Ce n’est pas de la haine, juste de l’exaspération devant ce joujou encombrant et laid qu’on sort des boules à mites chaque printemps.

Il était sale, évidemment. Une couche de graisse squattait le fond et des résidus de l’été précédent agonisaient sur la grille. Mon chum l’a nettoyé, quoique nettoyé soit un grand mot. Je suis passée derrière lui pour frotter et donner un ultime coup de chiffon.

Contrairement à la croyance populaire, je ne crois pas que le barbecue nous simplifie la vie. C’est un paquet de troubles. Il faut laver la grille, ramasser le gras qui s’accumule dans le fond et changer la bonbonne qui, évidemment, nous lâche au milieu de la cuisson. Un classique.

Nous n’avons pas d’auto. Imaginez l’aria pour recharger la bonbonne. C’est lourd, une bonbonne pleine, surtout s’il faut la grimper au troisième étage.

Quand je suis devant un barbecue, mon quotient intellectuel dégringole. Je n’ose pas le manipuler, j’ai peur qu’il m’explose en plein visage. Je laisse ça à mon chum et je ne l’utilise jamais quand je suis seule à la maison.

J’entretiens une relation trouble avec le barbecue. Je l’endure. Je me dis : au moins, les hommes cuisinent, car le barbecue fait corps avec l’esprit viril et la fibre mâle.

Ils adorent s’installer devant le barbecue, une bouteille de bière dans une main, une grande fourchette dans l’autre, prêts à tourner avec enthousiasme des brochettes qui collent sur la grille.

Est-ce l’instinct préhistorique du chasseur dans sa caverne qui remonte à la surface ? Peut-être. Le barbecue me fait penser à la caverne. Et la caverne me fait penser à un livre que j’ai lu dans les années 70 : Pourquoi j’ai mangé mon père*. Un roman intelligent, hilarant, qui confronte l’homme au progrès et aux grandes questions existentielles. Je l’ai relu pour vous.

Pourquoi j’ai mangé mon père a été écrit par un auteur britannique, Roy Lewis, en 1960. L’histoire se déroule à l’époque du pléistocène où l’homme, moitié homme, moitié singe, descend des arbres et commence sa vie d’humain.

Lewis a créé une galerie de personnages qui tourne autour d’une famille. Le père, Édouard, ne jure que par le progrès. Il découvre le feu, ce qui permet à sa famille de chasser les ours d’une belle caverne qu’elle convoitait depuis longtemps et de s’y installer avec vue imprenable sur la plaine fertile.

Édouard multiplie les découvertes, mais ses garçons sont inquiets devant ces trouvailles qui bouleversent le train-train quotidien de leur vie préhistorique. Ils ne sont pas les seuls. Vania, le frère d’Édouard, vit dans le passé et rejette le progrès.

Les deux frères ont des discussions savoureuses : 

Vania reproche à Édouard de se couper de la nature, de ses racines, de l’Éden.

— Et toi, non ? demande Édouard.

— Je persiste à n’être qu’un simple enfant, et innocent, de la nature, lui répond-il. J’ai fait mon choix, je reste singe.

Son mot d’ordre : Back to the trees !

La femme d’Édouard contribue aussi au progrès, mais de façon involontaire. Un jour, elle échappe un morceau de viande dans le feu. Quand elle le retire, il est tendre et facile à manger. Elle vient de découvrir la cuisson. La famille n’aura plus à mastiquer de la viande crue pendant des heures. « Ah ! Quel barbecue de tonnerre ce fut là ! », raconte Ernest, le fils d’Édouard. Pour fêter l’invention, la famille se régale en mangeant des tranches bien cuites de cuissot d’éléphant, de bison et d’antilope.

Quand Édouard invente l’arc, la coupe déborde. Ses fils se liguent contre lui et ils le tuent en lui fichant une flèche dans le dos. Il finira cuit dans un barbecue préhistorique. Sa famille le mange sans remords.

« Telle fut la fin de père en tant que chair, raconte Ernest. Et c’était, j’en suis sûr, celle qu’il eût désirée : être occis par une arme vraiment moderne et mangé d’une façon vraiment civilisée. »

***

Mais revenons au XXIe siècle. En mai, je suis allée dans un Home Depot pour raffiner mon enquête sur les barbecues. C’est un endroit que je fréquente peu, moi qui n’ai pas d’auto.

Je suis tombée sur un commis affable, mais débordé. On était en pleine frénésie printanière. Les clients tournaient autour de « mon » commis, prêts à me le voler.

Ce dernier, impassible, m’a expliqué avec une patience infinie l’a b c du barbecue, pendant que des clients piaffaient autour de nous. Il existe des barbecues au propane, au charbon, à l’électricité. Il y a même des fumoirs qu’on dépose dans le fond du barbecue, dans lesquels on dépose des copeaux de bois aromatisés qui enfument la viande.

Il y avait de tout chez Home Depot : des barbecues grands comme des paquebots, des moyens, des petits, des chers, des moins chers, des pas chers, sans oublier une allée complète d’instruments, allant des spatules géantes aux grandes fourchettes.

Pourquoi cuire sa viande sur un barbecue ? Pour le goût du charbon ? Sauf qu’avec les barbecues au propane et à l’électricité, la viande goûte exactement la même chose que si elle avait été cuite sur une cuisinière.

Alors pourquoi cette excitation autour du barbecue, surtout au Québec où il pleut souvent ? L’instinct préhistorique ? Le plaisir d’être dehors après des mois d’hibernation ? Des mordus utilisent leur barbecue même si la pluie dégringole du ciel, d’autres jettent un manteau sur leurs épaules en plein hiver. Ils tournent la viande à -20oC, un pied dans la cuisine, l’autre sur le balcon.

Je suis sortie du Home Depot en me disant que le printemps rend les gens fous. J’ai enfourché mon vélo et zigzagué à travers l’immense stationnement en pensant au poisson qu’on mangerait le soir même. Cuit sur le barbecue, bien sûr.

* Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud, 1990.

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